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«Une autre nuit du commencement de mai, ceci importe davantage à mon histoire, un corps nombreux passa la frontière de Savoie sous prétexte de contrebande, et attaqua le dépôt d’un régiment d’infanterie, arrêté à Pontcharra. Il y eut là un combat sanglant et singulièrement meurtrier. Les prétendus contrebandiers furent repoussés, mais ils avaient mis le feu aux quatre coins du bourg, qui brûla pendant une semaine entière. Quelques maisons seulement restèrent debout çà et là autour de l’église calcinée. La mairie avec tous les papiers municipaux avait été détruite.

«C’était à la mairie de Pontcharra que le général Raymond, duc de Clare, avait célébré son mariage. Roland de Clare, son fils, avait été inscrit au registre de l’état civil dans cette même mairie de Pontcharra.

«Comme la perte des registres rendait Thérèse soucieuse, Raymond lui dit, la main dans celle de Guillaume:

«- Nous avons les extraits au château, ma chère femme, et rien n’est plus facile que de régulariser une situation pareille. Dès que je serai guéri, j’irai pour cela à Grenoble.»

«- D’ailleurs, ajouta Guillaume en souriant, nous sommes, ici présents, les derniers de Clare: Raymond, ma tante Rolande, et moi. Ni ma tante Rolande ni moi nous ne prendrons l’héritage de mon neveu, Madame ma sœur!»

«Le sourire du général royaliste réchauffa le cœur de Thérèse, mais lady Stuart lui fit encore plus de bien en ajoutant:

«- Je répondrais de mon neveu Guillaume comme de moi-même, mais il faut que ces choses soient faites et bien faites. Les événements sont dans les mains de la Providence. Duc, nous irons tous à Grenoble, quand le temps sera propice, et nous témoignerons.

«Mais le temps, désormais, ne devait jamais être propice.

«Vers la fin de ce même mois de mai, les deux frères échangèrent l’adieu. Guillaume de Clare était guéri; le sort semblait pencher de nouveau vers les Bourbons, et Guillaume ne voulait point rester oisif à l’heure de la lutte. Il partit. Lady Stuart le suivit.

«Quand le duc et sa jeune femme se trouvèrent seuls de nouveau dans le grand salon du château, Thérèse pleura.

«- Tu les regrettes? demanda Raymond.

«- Ils s’en vont pour nous combattre, répondit Thérèse.

«- C’est le malheur des guerres civiles, murmura le duc. Mais je t’en prie, Thérèse, dis-moi que tu les aimes.

«- J’aime lady Stuart, prononça tout bas la jeune duchesse. Elle m’aime.

«- Mon frère Guillaume ne t’aime-t-il pas aussi?

«- Je ne sais… fit-elle après un long silence.

«Puis elle ajouta en se couvrant le visage de ses mains:

«- Si notre petit Roland n’était plus en vie, Monsieur Guillaume (elle souligna le mot monsieur) serait héritier de tous les biens et de tous les titres de la maison de Clare!»

«Le canon de Waterloo tonna, puis se tut. L’empereur était le prisonnier de l’Angleterre.

«Au dernier moment de la lutte, le duc Raymond, blessé qu’il était et si faible qu’il avait peine à monter à cheval, avait endossé le harnais pour se mettre à la tête d’un corps de volontaires. Il fut pris les armes à la main et conduit à Grenoble où siégeait la commission militaire.

«Thérèse était dans la ville avec son fils, mais elle n’obtint jamais la permission de passer le seuil de la prison.

«Les tribunaux exceptionnels sont partout et toujours les mêmes. Le duc Raymond, comme tant d’autres, avait fait sa soumission au roi Louis XVIII avant les Cent-Jours. Il fut appelé devant la cour prévôtale, sous l’accusation de haute trahison.

«La veille du jour où il devait être jugé, le même paysan qui avait frappé jadis une nuit à la porte du château de la Nau-Fabas fut introduit dans sa prison. Les ordres étaient pourtant bien sévères, mais il n’est point de clef que l’or ne puisse faire tourner.

«Les deux frères restèrent une demi-heure ensemble. Guillaume de Clare emporta le portefeuille de Raymond, lequel contenait tous ses papiers de famille.

«Ceci faisait partie d’un plan qui devait, sinon sauver l’accusé, du moins retarder le jugement.

«- Nous aurons ainsi quelques jours de répit, avait dit le général royaliste. En quelques jours on fait bien des choses!»

«Le duc Raymond répondit:

«- Frère, j’irai jusqu’à fuir, s’il le faut, à cause de ma Thérèse bien-aimée et de mon enfant. Agis pour le mieux, je mets mon salut entre tes mains.

«Guillaume, qui était sur le point de sortir, revint pour ajouter:

«- Quand même tu trouverais un moyen de communiquer avec la duchesse, pas un mot de notre projet! Sa frayeur et son indignation seront notre meilleur auxiliaire devant le tribunal. Si l’on pouvait supposer que toi et moi nous sommes d’accord, tout serait perdu.

«Ceci était très vrai, mais très subtil. Les choses trop subtiles sont dangereuses.

«Le lendemain, le général Raymond de Clare comparut devant ses juges. Dans un coin de la salle, il y avait une pauvre femme voilée qui portait un enfant dans ses bras.

«L’audience durait depuis une heure à peine, lorsqu’un huissier remit une lettre au président. Il y eut aussitôt un mouvement parmi les juges, et un nom courut de bouche en bouche dans l’auditoire:

«- Le général de Clare!

«Selon la mode anglaise, Guillaume, étant cadet, ne portait aucun titre.

«Chacun pensait qu’il venait au secours de son frère.

«Une seule personne, au lieu d’éprouver un mouvement d’espoir, se sentit froid jusque dans le cœur en écoutant le nom du général royaliste: ce fut la jeune femme voilée qui portait un enfant dans ses bras.

«La première impression de Thérèse subsistait toujours. Elle avait peur de son beau-frère; peur pour elle-même et pour Roland.

«Aussi ne fut-elle point surprise, mais bien épouvantée, quand son beau-frère répondit à la question du président, touchant ses noms et qualités:

«- Lieutenant général Guillaume Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare.

«Elle serra silencieusement son fils contre sa poitrine. Il lui semblait qu’on héritait de lui vivant.

«Le nouveau duc, cependant, prit dès l’abord une attitude qui étonna singulièrement le tribunal et les assistants.

«- Je viens, dit-il, protester contre la procédure, en la forme, et demander avec l’agrément du roi notre maître qu’il soit sursis quant au jugement du fond. Il n’y a qu’un duc de Clare, c’est moi, je n’ai plus de frère. L’homme que voici sur le banc des accusés, qu’il soit ou non un général au service de l’empire déchu, n’a aucun droit au nom de Clare et je le dénonce comme un imposteur.

«Le duc Raymond se leva très pâle et se rassit sans avoir parlé: ceci faisait partie du plan concerté dans la prison entre les deux frères.

«Un cri faible fut entendu. On emporta une femme évanouie et un enfant qui pleurait: ceci était le résultat du plan qui avait un côté trop subtil.

– Ma sœur, il faut faire bien attention à cette circonstance, s’interrompit ici Léon de Malevoy, car c’est l’explication d’une étrange énigme. Thérèse s’enfuit sous le coup d’une pensée terrible; elle voyait la vie de son fils menacée par l’homme qui devait être son protecteur.