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«Pendant que la veuve de Raymond menait ainsi la dure vie de l’exil, lady Stuart restait cloîtrée au couvent des dames de Bon-Secours, où un bref du Saint-Père lui donnait une autorité spéciale, en dehors de la hiérarchie, et Guillaume prenait place à la chambre des pairs en qualité de duc de Clare.

«Les papiers de la mère Françoise d’Assise contiennent mention d’une entrevue qui eut lieu aux Tuileries entre le nouveau duc et le roi Louis XVIII. Guillaume avait choisi son souverain pour confesseur, du consentement de lady Stuart. Toute l’affaire de Grenoble fut soumise au roi, qui approuva la conduite de son fidèle serviteur et promit, le cas échéant, de sauvegarder les intérêts du légitime héritier de la maison de Clare.

«Le cas ne devait jamais se présenter.

«En 1818, le duc Guillaume épousa la fille unique du prince médiatisé d’Eppstein, dont il eut deux filles. La première, Raymonde de Clare, princesse d’Eppstein, mourut en 1828, à l’âge de neuf ans. La seconde est la princesse d’Eppstein actuelle, Nita de Clare.

«Lorsque survint la révolution de 1830, le duc Guillaume était veuf depuis un an. Comme certains amis particuliers de Louis XVIII, il avait fait de l’opposition à Charles X, et l’avènement de Louis-Philippe le trouva prêt à se rallier. Néanmoins, par convenance et comme beaucoup d’autres encore, il resta pendant quelques mois à l’écart.

«Vers cette époque, justement, arriva à Paris une pauvre femme qui loua, sous le nom de Mme Thérèse, une modeste chambre, rue Sainte-Marguerite, n° 10. Elle avait avec elle un jeune garçon de seize à dix-huit ans, qui s’appelait Roland. Elle était très faible et semblait exténuée par une longue maladie. Son fils était beau comme une femme, quoique sa mâle vigueur fût au-dessus de son âge. Ils semblaient s’adorer tous deux et vivaient dans la plus complète solitude.

«La mère apportait d’Allemagne une lettre de recommandation, signée par M. Blaas, le célèbre peintre autrichien, et adressée à Eugène Delacroix. Le jeune Roland fut reçu dans l’atelier de ce dernier.

«La mère, libre alors de ses mouvements, commença une série de démarches hésitantes et timides qui nous portèrent à croire, à l’étude Deban, où j’étais déjà, qu’elle allait intenter une action contre M. le duc de Clare. De l’objet de l’action, nous ne savions rien.

«Maître Deban la reçut plusieurs fois. Il riait d’elle volontiers comme s’il se fût agi d’une folle.

«Quand M. le duc mit fin à sa courte bouderie et reprit paisiblement son siège à la Chambre haute, les démarches de Madame Thérèse cessèrent, et nous ne la vîmes plus à l’étude. Elle avait évidemment compté sur la disgrâce probable où le nouveau gouvernement tiendrait l’ancien général royaliste. Elle avait compté aussi sans doute sur un retour favorable du pouvoir vers les serviteurs de Napoléon.

«Sous le règne de Louis-Philippe, il y eut en effet de ceci et de cela. Il y eut de tout. Si la veuve du duc Raymond avait eu de l’argent et des conseils, sa cause était gagnée d’avance. J’ajouterai qu’elle n’eût même pas rencontré devant elle un adversaire, car le duc Guillaume ne songea pas un seul instant à se prévaloir du dépôt confié. Ce n’était peut-être pas un cœur chevaleresque; c’était du moins un homme probe et d’honnête milieu. Je ne voudrais pas prétendre qu’il eût restitué avec joie l’immense héritage de son frère; mais j’affirme qu’il l’eût restitué, si la duchesse, sa belle-sœur, l’avait mis hautement en demeure d’accomplir ce devoir.

«La duchesse Thérèse de Clare ne fit point cela. Après quinze ans d’exil, elle gardait l’impression toujours vive et ineffaçable qu’elle avait emportée l’heure de sa fuite. La voix de Guillaume reniant son frère devant la cour prévôtale de Grenoble sonnait encore à son oreille. Elle voyait en lui un spoliateur effronté, un ennemi inexorable. Personne n’était à même de lui révéler le mot de cette énigme: quelqu’un l’eût-il pu, elle aurait refusé de le croire.

«Pour elle, la sauvegarde de son fils était l’obscurité profonde où ils vivaient, elle et lui. Avant d’entamer des négociations avec le duc, la première chose à faire était de déchirer le voile qui cachait l’existence du fils de Raymond; elle eût bravé mille morts plutôt que de livrer ce secret.

«Dans cette situation d’esprit, seule, privée de tous conseils et n’osant pas même s’ouvrir à son fils qui ignorait complètement sa naissance, elle fut prise tout à coup d’une angoisse nouvelle et terrible. Elle tomba malade; l’idée lui vint qu’elle pouvait mourir en laissant l’unique héritier du duc Raymond sans ressources et sans nom.

«Ce fut alors qu’elle conçut, au milieu de sa fièvre, l’idée d’attaquer son prétendu ennemi par-derrière. La ruse est le refuge du faible et du vaincu. Mme Thérèse possédait l’acte de naissance de son fils, dressé à la paroisse de Pontcharra; il lui manquait son acte de mariage, à elle, et les actes de naissance et de décès de son mari. J’ai ici la preuve qu’une sorte de marché fut conclu entre elle et maître Deban, mon prédécesseur, dépositaire de ces trois dernières pièces, comme de tous les papiers du duc Guillaume, qui avait en lui confiance entière.

«Maître Deban était un malheureux homme que le vice avait dégradé. D’un mot, il aurait pu clore par un dénouement heureux ce drame de famille; car, dans ce drame, le sombre personnage qui précipite les catastrophes manquait: il n’y avait point de traître, à proprement parler, le traître était ici le hasard, et tout dépendait d’un malentendu si frêle que la main d’un enfant l’eût déchiré à jouer.

«Maître Deban ne prononça pas le mot. Il en était arrivé à ce point où l’on vend son âme pour quelques louis. Il consentit à livrer les trois pièces moyennant vingt mille francs comptant. Thérèse de Clare vendit ses derniers bijoux, et le marché allait recevoir son exécution, quand une aventure sanglante, dont je fus presque le témoin, fit disparaître le jeune Roland de Clare, le dernier jour du carnaval en l’année 1832.

«Roland, au moment du meurtre, était porteur des vingt mille francs à lui confiés par sa mère.

«Celle-ci mourut deux semaines après; une lettre d’elle, adressée au duc de Clare, in extremis, éclaira tout le mystère.

«Sur ces entrefaites, j’acquis l’étude de maître Deban. Je trouvai dans le dossier de Clare les trois pièces convoitées par la duchesse Thérèse. Le docteur Abel Lenoir, qui avait reçu ses derniers aveux, déposa peu de temps après entre mes mains une quatrième et une cinquième pièce: l’acte de naissance du jeune duc Roland, qui passait pour mort, et l’acte de décès de Thérèse elle-même…

Jusqu’à ce moment, Rose de Malevoy avait écouté avec une attention extrême et sans prononcer une parole. Ici, elle interrompit son frère pour dire:

– Dans ton opinion, le fils de cette Thérèse est bien positivement l’héritier de Clare, n’est-ce pas?

– Positivement, répondit Léon. L’héritier unique.

Rose avait baissé ses yeux tristes qui rêvaient. Elle reprit:

– Et ce sont les pièces, au nombre de cinq, établissant les droits de cet héritier unique, qui ont été soustraites récemment dans ton étude?