«Il s’agit de M. Lecoq, l’agent d’affaires du carré Saint-Martin, qui était le chef – ou le père des Habits Noirs.
«On a colporté sur cette redoutable confrérie beaucoup de contes bleus. Elle exista, voilà ce que je puis t’affirmer, puisque j’ai reçu à trois reprises différentes, dans ce cabinet où nous sommes, des propositions fondées sur des faits indiscutables et qui, acceptées, auraient changé mon humble fortune en une position immense. Dans le fauteuil que tu occupes, un homme s’est assis qui m’offrait la fille du banquier Schwartz avec trois millions de dot et la direction d’une caisse qui fait à la Banque de France une concurrence souvent victorieuse…
«L’association, décapitée deux fois, existe-t-elle encore? Je le crois, mais ses traces m’échappent.
«Je le crois, parce que c’est elle qui va me tuer.
«J’étais donc, je n’ai aucune raison pour le nier, en relations suivies avec ce Lecoq dont l’agence, établie en dehors de la police soudoyée par l’État, était néanmoins une police. Mon devoir est ici mon excuse. J’avais mission de trouver: je cherchais.
«Appuyé sur un fait que je tenais, que je tiens encore pour certain, le grand désir que M. Lecoq avait de m’absorber dans l’association, j’essayai de me servir de lui pour remplir les dernières volontés de mes deux clients, ou plutôt pour sauvegarder les intérêts de la princesse d’Eppstein. Car, entre deux devoirs qui se contrarient, l’homme choisit malgré lui-même. L’impartialité n’est qu’un mot. Je voulais passionnément le bonheur de Nita, et je cherchais, non point l’héritier légitime, ce Roland, fils du général Raymond de Clare, mais la preuve que ce Roland n’existait plus…
– Et cette preuve, demanda Rose de Malevoy, dont la voix avait une singulière expression, l’as-tu trouvée, mon frère?
XV Rose de Malevoy
Léon répondit après un silence:
– La preuve matérielle, non, je ne l’ai pas trouvée, mais j’ai acquis à mes dépens la preuve morale de la mort de l’héritier de Clare.
Il ne vit point le singulier sourire qui errait sur les lèvres de sa sœur, et poursuivit:
– Cette preuve est pour moi dans le vol des papiers qui certifiaient l’identité et les droits du jeune Roland de Clare. Ces papiers n’étaient d’aucune utilité à la princesse d’Eppstein qui a possession d’état. Ils ne pouvaient servir qu’à une seule chose: établir les droits civils et l’état d’un imposteur.
– À quelle époque ces papiers t’ont-ils été soustraits? demanda Rose.
– Six semaines après la mort de M. Lecoq.
– L’imposteur s’est-il présenté?
– Non, pas encore.
– Et pourquoi n’as-tu pas porté plainte?
– J’ai porté plainte.
– Contre qui?
– Contre M. le comte et Mme la comtesse du Bréhut de Clare.
– Ah! fit Rose, tu avais des raisons pour cela?
– J’avais des raisons… des raisons graves.
– Qu’est-il résulté de ta plainte?
Au lieu de répondre, Léon montra du doigt le tiroir où il avait renfermé ses pistolets.
– Explique-toi! dit Rose avec une agitation contenue.
– Le chef du parquet m’a fait appeler, dit Léon. Mes relations avec M. Lecoq étaient connues; on les a commentées, exagérées, dénaturées. On a dit que j’aimais la princesse, ce qui est vrai, que j’étais ambitieux, que j’avais intérêt, ce qui est plausible… Sais-tu l’histoire de ce caissier qui se mit un masque sur le visage pour voler lui-même sa propre caisse! Les histoires de ce genre sont curieuses et ouvrent un champ nouveau aux calculateurs des probabilités criminelles. En notre siècle, d’ailleurs, on soupçonne aisément tout ce qui jadis était respecté. Les notaires s’en vont comme les prêtres…
– Tu es soupçonné, toi, mon frère! prononça lentement Mlle de Malevoy.
– Je suis plus que soupçonné, je suis accusé. Je suis prisonnier chez moi, non pas sur parole, mais sous la garde de l’autorité. Il y a dans notre maison deux clercs qui ne sont pas des clercs, et un nouveau domestique qui n’est pas un domestique. Je ne pourrais pas sortir sans avoir l’un d’eux à mes côtés.
– Tu as consenti à cela?
– J’ai consenti à cela. C’était de la clémence; on aurait pu me mettre en prison.
– Et qu’espères-tu mon frère!
– Rien, ma sœur. J’attends.
Il y eut entre eux un silence. Rose reprit:
– Connaissais-tu le fils de la duchesse Thérèse?
– Je l’avais vu une seule fois, répondit Léon avec fatigue; il y a de cela bien longtemps.
– Connais-tu M. Cœur?
– Non, fit le jeune notaire étonné. Pourquoi cette question?
– Tu lui as écrit, cependant, de se rendre à ton étude…
– C’est vrai. Comment sais-tu cela?
– M. Cœur vient prier souvent sur cette pauvre tombe qui est derrière la sépulture de Clare.
– Ah! balbutia Léon stupéfait. Je ne sais pourquoi l’idée m’en était venue!
– C’est lui que j’aime, ajouta Rose, d’une voix distincte et nette.
– Ah!… fit encore Léon.
Puis il ajouta:
– Est-ce que cela serait possible? Est-ce que?…
– Cela est certain, l’interrompit Rose, comme si elle eût répondu à une phrase achevée. Il se souvient de toi. Vous deviez vous battre en duel tous deux le matin du mercredi des Cendres.
Léon restait bouche béante à la regarder.
– Ne crains rien: il ne m’aime pas! murmura-t-elle en secouant la tête tristement. Ne t’ai-je pas dit que j’étais, comme toi, désespérée? Je n’ai plus qu’un but dans la vie, mon frère chéri: je veux te sauver! J’ai passé une heure aujourd’hui avec le duc Roland de Clare auprès de la tombe de sa mère. C’est un noble jeune homme. Es-tu encore son ennemi!
– Non, sur mon honneur! répliqua Léon.
– Tant mieux, fit-elle, car il m’aurait fallu choisir entre vous deux. J’ai dit: je veux te sauver, mais loyalement. Je n’ai pas, comme toi, le mépris de la profession que tu as choisie. Il y a des moments où le notaire doit montrer dix fois le courage d’un soldat. Pour toi, ce moment-là est venu. Aimes-tu encore Nita de Clare?
Léon courba la tête. Un cercle de bistre entourait ses yeux.
– Nita de Clare aime son cousin, le duc Roland, poursuivit Rose qui l’examinait attentivement.
– M. Cœur! murmura Léon d’un ton de mépris.
Les beaux sourcils de la jeune fille se froncèrent.
– Je l’aime bien, moi! dit-elle avec un si hautain regard que Léon détourna ses yeux.
Elle reprit plus doucement, car elle avait pitié:
– Je ne t’ai rien appris, mon frère, tu savais tout, seulement ta passion était entre toi et la vérité: tu ne voulais pas croire. Je t’ai forcé à croire. Tu aimes la princesse d’Eppstein, j’aime le duc de Clare: deux amours semblables, deux erreurs pareilles; deux grands malheurs, deux terribles folies! Tu me demandais naguère, et je sais bien que tu avais une arrière-pensée, tu me demandais si je pourrais être jamais l’ennemie de Nita. Non, t’ai-je répondu: jamais! J’ajoute: sur ma conscience et sur mon honneur! Réponds-moi à ton tour, maintenant que tu sais la vérité tout entière, l’amour providentiel qui unit les deux derniers rejetons d’une grande race, répète-moi: Non! sur mon honneur! je ne suis pas l’ennemi de Roland de Clare!