Léon pensait tout haut:
– Il y a d’étranges hasards. Nous nous sommes rencontrés une seule fois, lui et moi. Ce fut lui qui menaça; ce fut lui qui provoqua. Il y avait encore une femme entre nous!…
– Ma sœur, ajouta-t-il d’un ton froid, je ne sais pas si je serai jamais l’ami de M. Cœur, qu’il soit ou non le duc de Clare, mais je te jure sur mon honneur que je ne suis pas son ennemi.
– Mon frère, dit Rose, dont l’accent devint également glacé, tu as été mon tuteur et mon bienfaiteur; je n’ai pas le droit de mettre en doute ta parole. Il y a une heure à peine, tu me disais: «Si d’un malheureux qu’il est, certaines gens font jamais du fils de ton père un criminel…» Je ne t’ai pas compris alors, je crains de te comprendre maintenant. En face de deux devoirs qui tout à l’heure se contrariaient, selon ta propre appréciation, et que la main de Dieu rassemble en un seul et même devoir, je parle des deux volontés dernières de Guillaume de Clare: le legs de son amour paternel et le legs de sa conscience, l’intérêt de sa fille et le droit de son neveu…
– Le droit! murmura Léon.
– Le droit! répéta Rose avec force. En face de ce fait providentiel, tu hésites au lieu d’applaudir, tu cherches des raisons de douter, tu songes à toi-même…
– J’hésite, c’est vrai, l’interrompit Léon, mais je ne songe pas à moi, je songe à la princesse d’Eppstein, ma vraie pupille. Je suis un homme d’affaires, un notaire, puisqu’il faut toujours répéter ce mot. Tout ce qui regarde ce M. Cœur touche de si près à l’invraisemblable…
– Tais-toi! l’interrompit Rose à son tour. Tu ne crois pas à ce que tu dis, et je vais t’arracher jusqu’au dernier prétexte de douter auquel ta passion se cramponne! Écoute-moi; je vais te dire ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu depuis hier, entre l’heure où j’ai rencontré Nita, après une année de séparation, et le moment où nous sommes. J’exige toute ton attention, j’y ai droit, car ton honneur est le mien, et, quoi que tu fasses, mon frère, pour prendre ou pour donner le change, il ne s’agit ici, au fond des choses, ni de notre amour vaincu ni de l’amour heureux d’autrui; il s’agit de ton honneur menacé, et de ceci, ajouta-t-elle avec un geste tragique en montrant le tiroir où étaient les pistolets.
«De ceci, prononça-t-elle une seconde fois à voix basse, qui est la fuite lâche et non pas le salut!
– Ai-je donc tout perdu, murmura Léon dans l’amertume de son angoisse, tout, jusqu’à la tendresse de ma sœur!
Un mot terrible vint jusqu’aux lèvres de Rose, mais elle vit la paupière de Léon frémir et une larme, qui s’en échappait, rouler lentement sur la pâleur de sa joue.
Elle se jeta dans ses bras, essuyant avec ses baisers la sueur froide qui lui mouillait le front.
– Mon frère! mon frère chéri! s’écria-t-elle, je ne t’ai jamais tant aimé! Tu souffres. Oh! si tu pouvais voir ce qu’il y a de torture dans mon cœur!
Léon la serra fortement contre sa poitrine.
– Parle, dit-il, je t’écoute. Mon Dieu! si je pouvais ne plus l’aimer!
À son tour, Mlle de Malevoy prit la parole et fit un long récit. Le lecteur en connaît d’avance une partie. Elle raconta sa conversation avec Nita, la scène du pavillon, l’attitude du comte et les paroles pleines de mesure prononcées par lui, à l’égard de Léon. Léon voulut en savoir davantage. Rose, rougissant et d’une voix qui tremblait, lui expliqua le sujet du tableau voilé où il y avait deux jeunes filles et un bouquet de roses…
Elle lui répéta ensuite certaines paroles échangées entre elle et le comte du Bréhut dans le trajet de la rue des Mathurins à la rue Cassette, pendant qu’on la reconduisait à l’étude. Pour elle, le comte était la victime d’un ténébreux complot.
Léon secoua la tête et sourit d’un air incrédule. Il croyait connaître Joulou, «la Brute» de Marguerite de Bourgogne.
Enfin, Rose arriva au récit de ce qui s’était passé ce jour-là même.
Elle avait eu deux entrevues: une avec Roland, au tombeau de la duchesse Thérèse, l’autre avec Nita, dont elle avait guetté la voiture à la porte de l’hôtel de Clare: ce dernier entretien en anglais, devant la «bonne Favier», dame de compagnie qui ne savait pas un mot de la langue de Shakespeare: even a single word! avait dit la jeune princesse.
– Léon, acheva-t-elle, j’ai porté de l’un à l’autre, de Roland à Nita, des paroles d’amour. Moi, moi dont le cœur était brisé! La conspiration qui les entoure t’a choisi pour une de ses victimes: j’ai vu cela et j’ai fait taire mon angoisse. Roland est fort, il résistera.
– Lui aurais-tu demandé pitié pour moi? murmura Léon d’un accent farouche.
– Pitié! Pourquoi ce mot? Je ne savais pas, quoique mon cœur devinât vaguement, je ne savais pas le danger qui t’écrase. Maintenant que je sais, je raisonne. La souffrance apprend à raisonner. Où est le péril? J’entends le péril pour toi? On t’a dérobé un dépôt confié, tu as porté ta plainte; jusque-là, tout est net. Mais la justice prévenue oppose à ta plainte je ne sais quelle accusation subtile. Ou plutôt, cette accusation, je la sais; à quoi bon ne point parler en termes clairs? L’accusation te dit: «Vous avez voulu supprimer le droit de l’héritier de Clare pour garder la fortune entière à la princesse d’Eppstein, que vous aviez l’espoir d’épouser…»
– Les fous! s’écria Léon avec violence. Ils ne comprennent jamais! J’ai songé à un crime, c’est vrai! Le contraire de leur crime à eux, les juges! J’ai songé, en une nuit de fièvre, à appauvrir la princesse d’Eppstein, pour rendre possible ce qui n’était pas mon espoir, mais ce qui était mon rêve!
Les beaux yeux de Rose de Malevoy brillèrent.
– J’ai songé à cela, murmura-t-elle, moi aussi, une fois. J’ai vu Roland! pauvre, abandonné, vaincu.
– Voilà le possible! continua énergiquement Léon. Voilà la voie ouverte à la passion sincère, grande, inexorable. Mais la justice n’entre jamais dans ces sentiers qui ne sont point battus. L’intérêt, pour elle, c’est l’argent, l’ambition, que sais-je? Elle ne connaît rien, sinon le vulgaire almanach des bagnes!
– Mon frère, prononça Rose d’un ton tranquille, tu n’es pas accusé de cet autre crime. N’en parlons point.
L’exaltation de Léon tomba. Rose reprit:
– Pour répondre à l’accusation portée contre toi, que faut-il? La preuve que tu n’avais pas l’intention à toi prêtée par la justice ou plutôt par ceux qui ont essayé de tromper la justice. Cette preuve, tu l’auras, quand tu te présenteras devant ton juge avec la princesse d’Eppstein, fiancée au duc de Clare, et que tous deux diront: «Celui-là est notre fidèle ami.»
Léon fut frappé. Cette vérité brillait si éclatante, qu’elle lui éblouit les yeux.
– Le diront-ils? demanda-t-il pourtant dans la mauvaise foi de son découragement. Es-tu sûre qu’ils le diront?
– Ils le diront, répliqua Rose. Je l’affirme.
– Il y aurait, murmura Léon, raillant, une meilleure réponse que cela, ce serait la production des titres. La justice a de telles quintes!…