– Tu n’aimes pas la justice, mon frère, l’interrompit Rose. Tu prétendais autrefois que les malfaiteurs seuls médisaient les gendarmes.
– J’avais raison! fit le jeune notaire avec un courroux qui ne savait à quoi se prendre. Les gendarmes sont une main, une main honnête: que Dieu les bénisse! La justice est un œil qui peut être presbyte ou myope. J’ai peur. Je voulais les titres. Je veux les titres!
– Tu auras les titres, mon frère, prononça Rose de Malevoy lentement et tristement.
Il la regarda, étonné. Elle put lire un soupçon dans ce regard, et son paisible sourire n’exprima point de rancune.
– Tu promets beaucoup, dit encore Léon. Tu es donc autorisée à promettre?
Comme elle ne répondait point, il reprit d’un ton grave et doux, où sa tendresse, réveillée par l’inquiétude, avait évidemment le dessus, sa tendresse de frère:
– Ma sœur, tu n’as point cherché cette intrigue. Tu ne sais même pas qu’une intrigue t’enlace dans ses fils. Le monde progresse, vois-tu, dans le mal comme dans le bien. On invente. Il y a maintenant des pièces invisibles dont les mailles sont d’acier comme celles du filet de Vulcain. Tu n’es qu’une jeune fille; moi, j’ai l’expérience de la vie. Si tu savais de quels abîmes est coupée cette route sombre où tu vas, étourdiment engagée…
– Il n’y a point d’abîme sur ma route, répliqua Rose. Ma route est droite et va en plein soleil. Les abîmes étaient sur le chemin qui te conduisait vers ce Lecoq et ses complices.
– J’ai peur, murmura Léon, que tu sois justement entourée par les complices et successeurs de ce même Lecoq. Les Habits Noirs sont ici, j’en jurerais!
– Tu peux jurer sans crainte, mon frère, prononça Rose, qui devint plus pâle, mais dont la voix ne trembla point: les Habits Noirs sont ici.
– Qui te l’a dit? s’écria Léon au comble de l’agitation. Ce M. Cœur et la princesse savent-ils donc?…
– Roland de Clare ne sait rien, repartit Rose, ou du moins il ne m’a rien dit; la princesse d’Eppstein ne sait rien. C’est toi qui sais, et c’est par toi que je sais. Tu m’as expliqué une fois, et cela m’est resté dans l’esprit comme une chose terrible et frappante entre toutes les inventions de l’enfer, tu m’as expliqué une fois, à propos de la mort de Lecoq, cette sauvage tragédie dont tout le monde parlait alors; tu m’as expliqué, je le répète à dessein par trois fois, le système véritablement diabolique qui est la base de l’association des Habits Noirs: pour chaque crime commis, un coupable livré à la justice. Je m’étonnai peut-être de ta science. Je m’étonnai parce que, du moment qu’un honnête homme connaît ce dogme de la religion des assassins, il semble facile de déjouer les calculs qui en découlent. Tu dis bien vrai: je ne suis qu’une jeune fille. Non seulement tu n’as rien pu contre les Habits Noirs, toi qui te vantes de ton expérience de la vie; mais encore, écoute bien cela, les Habits Noirs t’ont choisi pour appliquer leur règle implacable. Ils ont trouvé en toi la double victime du crime et de l’expiation; tu es devant la justice, mon frère, parce que les Habits Noirs t’ont volé, et qu’ils te montrent du doigt en criant: Au voleur!
La tête de Léon pendait sur sa poitrine.
– Tu sais pourtant, toi! poursuivit Rose de Malevoy, le front haut et le regard brûlant. Tu es fier de savoir! Tu as l’œil perçant qu’il faut pour découvrir et reconnaître ces mailles d’acier, minces, mais fortes, comme celles des filets de Vulcain. Et tu ne peux rien! Eh bien! moi, ta sœur, je suis allée vers ceux qui ne savent pas, mais qui pourraient s’ils savaient, et je leur ai dit: «Venez vers mon frère: il a des armes, il vous les prêtera!»
Léon se redressa. On n’eût point su dire quel sentiment bouleversait les traits de son visage.
– Tu as fait cela, toi, Rose! s’écria-t-il.
– Je l’ai fait. Ne m’avais-tu pas demandé une entrevue avec Nita?
– Avec Nita, c’est vrai, mais…
– Nita et Roland ne font qu’un désormais, mon frère.
Il retira sa main qu’il avait dans les siennes et murmura:
– Ma sœur, tu es contre moi!
Elle quitta son siège et vint, comme au début de l’entrevue, se mettre sur ses genoux. Elle déposa sur son front un de ces longs baisers de mère qui font sourire, dans le berceau, les enfants souffrants, au travers de leurs larmes.
– Vois, fit-elle, moi, je ne pleure pas, moi qui n’ai aimé qu’une fois, et qui n’aimerai jamais plus! Veux-tu faire comme moi? veux-tu oublier? veux-tu que nous soyons, comme cette pauvre famille, les fermiers de notre père, là-bas, dans le Morvan? un frère et une sœur aussi: un veuf et une veuve? Unissons nos deuils, restons avec la paix de nos consciences. La vie est courte, et au-delà de la vie, il y a la grande paix de Dieu.
Il jouait avec ses cheveux, mélancoliquement, tandis qu’elle prêchait ce pauvre doux sermon des belles âmes.
– Toi qu’on devrait si bien adorer! pensa-t-il tout haut. Toi, toute jeune! et si délicieusement belle!
«Écoute! s’interrompit-il avec violence, mon malheur retomberait sur toi! Pour toi, je suis prêt à tout! Mais je ne crois pas à cet homme! C’est plus fort que moi! Il ne pourrait pas avoir confiance en moi!»
– Tu te trompes, mon frère, dit-elle dans un baiser. Il a confiance en toi: la preuve, c’est qu’il va venir.
– Ici! chez moi!
– Chez toi, ici.
– Quand?
– Ce soir.
– Ce soir! répéta Léon avec une sorte d’angoisse. C’est impossible!
– Attends-tu quelqu’un d’autre?
– Oui… et je deviendrai fou, Rose, avant de mourir!
Elle sentait ses tempes battre, elle entendait les palpitations de son cœur.
Une voiture entra dans la cour. Ils tressaillirent tous deux. On sonna à la porte du rez-de-chaussée. Léon voulut se lever; elle le retint dans ses bras.
– Mon frère, dit-elle, Roland de Clare, c’est le devoir et le salut. L’autre que tu attends, qui est-ce? Tu ne réponds pas? Autrefois, quand nous étions enfants, nous jouions à un jeu, te souviens-tu? Parmi ceux qui venaient chez notre père, il y avait les bons et les mauvais… et nous tirions des présages. Il me semble que ces pas qui montent l’escalier sont ton bonheur ou ton malheur. Je vais tirer des présages: si c’est Roland de Clare, nous sommes sauvés…
– Assez de folies! l’interrompit Léon, qui avait les yeux fixés sur la porte.
– Si c’est l’autre…, commença Rose de Malevoy.
Elle n’acheva pas, la porte s’ouvrit.
Et le nouveau domestique annonça à haute voix:
– Mme la comtesse Marguerite de Clare!
XVI Madame la comtesse
C’est le siècle des transformations, et nous n’avons certes point l’espoir d’émerveiller le lecteur avec cette chose si simple: une fille du Quartier latin devenue comtesse.
D’autant qu’il y avait de la comtesse, et beaucoup, dans la fille du Quartier latin.
Dieu merci, chacun de nous en a pu voir bien d’autres: c’est le siècle de changements à vue! Vous avez quitté ce pauvre diable, acheteur à crédit de la corde qui devait le pendre, vous retrouvez un gros capitaliste: un homme de vingt millions politiques et littéraires, tenant le dé dans des salons où il n’eût pas été admis jadis, fût-ce pour servir du punch ou des glaces à ceux qui baiseraient volontiers aujourd’hui l’auguste semelle de ses bottes. C’est tout simple, nul ne s’en émeut, sinon ce brave qui gagnait humblement sa vie à crier vive la Ligue et qui déjeune maintenant, et qui dîne, et qui soupe, et qui se truffe, et qui se chamarre, depuis qu’un beau jour la langue lui a fourché et qu’il a crié: Vive le roi!