Выбрать главу

– Vous savez, Mademoiselle Rose, reprit celle-ci sans aucune intention de sarcasme, la bonne Favier vous fait bien ses excuses: c’est la dame de compagnie. Elle comprend un peu l’anglais. Elle a entendu sans le vouloir votre conversation avec ma pupille.

Mlle de Malevoy rougit.

– Ma pupille ne pourra venir à votre rendez-vous, poursuivit la comtesse.

Elle ajouta en se tournant vers Léon:

– Un des objets de ma visite est de plaider ma propre cause auprès de vous, Monsieur de Malevoy. Vous avez défendu la porte de l’hôtel de Clare à votre sœur, paraîtrait-il…

Elle hésita très ostensiblement et ajouta:

– Parce que… ceci est une traduction de l’anglais… parce que vous m’avez connue dans ma jeunesse.

– Rose, laissez-nous, je vous prie, dit Léon.

Mlle de Malevoy salua aussitôt et se retira. Marguerite, en lui donnant son salut, dit:

– Sans rancune, ma chère enfant. Nous vous aurons mardi à notre petite fête. J’y compte, et je me charge d’obtenir l’agrément de ce cher frère.

Rose ne répondit point.

Dès qu’elle fut partie, Léon dit:

– Je vous en prie, Madame, que Rose ne soit point mêlée à tout ceci!

– À tout quoi? demanda Marguerite.

Léon se mordit la lèvre dans un mouvement de puérile colère. Au lieu de répondre, il demanda à son tour:

– Que voulez-vous de moi?

Elle hésita avant de répliquer. Elle s’arrangea dans son fauteuil, disposant d’une main distraite les plis de sa robe. Elle ne regardait point Léon et semblait rêver.

Elle dit enfin de cette voix indolente et si étrangement musicale que nous entendîmes autrefois dans la chambre du boulevard Montparnasse:

– Moi aussi, je vous ai connu dans votre jeunesse, cher Monsieur Léon de Malevoy, et je n’ai pas gardé un mauvais souvenir de vous.

Comme il ouvrait la bouche, elle fit un geste qui demandait le silence et poursuivit:

– Vous étiez un noble garçon, et vous parliez déjà de cette chère petite sœur qu’on élevait au couvent. Elle vous épargnait les trois quarts des folies qu’on fait à cet âge. Comment êtes-vous devenu un homme triste, faible et vieux avant le temps?

– Madame, demanda Léon, est-ce pour causer de moi que vous avez désiré un entretien?

– De vous et d’autres, Monsieur de Malevoy, répliqua Marguerite, mais de vous surtout.

– Puis-je savoir quel intérêt?… commença Léon qui avait aux lèvres un amer sourire.

Elle releva sur lui le regard velouté de ses grands yeux et l’interrompit, disant:

– Mon pauvre ami, j’ai pitié de vous. Ne vous irritez pas, reprit-elle plus doucement, je n’ai point voulu vous offenser. Vous m’avez traitée en ennemie, c’est vrai, mais vous êtes trop vaincu pour que je vous garde de la rancune.

– Et vous êtes victorieuse, vous, n’est-ce pas, Madame? murmura Léon, dont les lèvres devinrent pâles.

Marguerite sourit tristement.

– Vous ne savez rien, murmura-t-elle, vous ne vous doutez de rien. Il semble que vous ayez des yeux pour ne point voir, comme les condamnés du Psalmiste, et des oreilles pour ne pas entendre. J’ai pitié de vous, Monsieur de Malevoy, je le répète, non point encore tant pour votre malheur que pour votre profond aveuglement.

– Je ne vous comprends pas, Madame, dit le jeune notaire.

– Je vous crois. Est-il une seule chose que vous ayez comprise depuis des mois? Depuis des années, de ce que vous cherchez, qu’avez-vous trouvé? Dites!

– Un homme, à tout le moins, prononça Léon tout bas.

– En êtes-vous bien sûr? fit-elle avec un dédain où se mêlait une sorte de reproche affectueux. Et depuis combien d’heures l’avez-vous trouvé?…

«Oui, s’interrompit-elle, celui-là, vous l’avez trouvé, c’est vrai, je vous l’accorde, ou plutôt on l’a trouvé pour vous. À quoi vous servira-t-il? C’est un vaincu comme vous, et ce serait comme vous une victime, si, par un pacte monstrueux, il ne s’était lié avec ceux qui rôdent comme des loups autour de son héritage!

Les regards de Léon interrogèrent.

– Vous comprenez encore moins, poursuivit Marguerite. C’est, en effet, difficile à comprendre. Et pourtant votre propre conduite pourrait vous donner la clef de l’énigme. N’aviez-vous pas, vous aussi, fait un marché de dupe avec vos plus cruels persécuteurs? N’étiez-vous pas, vous, Monsieur de Malevoy, homme public, chargé d’intérêts immenses, l’une des marionnettes dont M. Lecoq tenait les fils dans sa main?

Les yeux de Léon cessèrent de regarder en face.

– Vous êtes honnête, pourtant, continua Marguerite. Je le crois, j’en suis sûre. Moi, mes souvenirs de jeunesse sont mes meilleurs souvenirs, et je vous juge tel que je vous ai connu dans cette petite chambre qui est au dernier étage de la maison où nous sommes: votre mansarde de quatrième clerc. Vous voyez que j’ai de la mémoire, Monsieur de Malevoy, et que je ne fuis pas les réminiscences. Je vous ai aimé, non pas d’amour peut-être, les bonnes filles telles que moi, telle que j’étais alors, sont des camarades plutôt que des amantes. Elles font leur temps d’école, quelques-unes d’entre elles, du moins, étudiant la vie comme vous étudiez, vous, le droit ou la médecine. Et, leur temps d’école fini, elles montent, au moins quelques-unes d’entre elles, et font ce grand pas qui franchit le seuil de l’existence sérieuse. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi? voulez-vous me répondre? Pourquoi ce qui laisse l’homme intact souillerait-il la femme? Pourquoi, en sortant de ce banal purgatoire qui est là-bas autour du Luxembourg, auriez-vous seuls le droit d’expier par un labeur grand, utile ou glorieux, le rire paresseux de votre jeunesse?

Elle parlait ainsi sans passion, et comme l’avocat convaincu d’une bonne cause plaiderait un procès gagné d’avance.

Léon se taisait, pensif.

Elle reprit avec ce beau sourire qui la faisait si grande dame:

– Cela vous importe peu, n’est-ce pas? Vous n’êtes pas de mon avis parce que vous êtes homme et dévot aux dogmes que les hommes ont établis; mais vous vous sentez menacé de trop près pour discuter ces points de morale spéculative. Moi, de mon côté, cela m’importe moins encore. J’ai brisé les barrières qu’on m’opposait, ou j’ai passé par-dessus. Je ne me plains pas du sort qui est fait aux femmes. Quand les femmes le veulent, elles retournent l’argument et mettent le pied sur la tête de leurs maîtres. J’ai pris la liberté d’agir ainsi, Monsieur de Malevoy, et je m’en trouve bien. Ne vous impatientez pas, cependant, nous ne sommes pas si loin de la question que vous paraissez le croire. C’est en effet parce que j’ai marché droit et monté haut que je puis venir aujourd’hui chez vous et vous dire: Ma volonté est de vous sauver.

– Me sauver! répéta Léon mécaniquement.

– Vous êtes plus bas que je ne le pensais! murmura Marguerite qui le couvrait d’un regard connaisseur. Nous aurons peut-être de la peine.

Comment dire ces choses? La franchise a un parfum net, connu auquel la majorité des hommes ne se trompe point, qui saisit à la fois l’intelligence et le cœur. Ce qui se dégageait des paroles et de la personne de Marguerite ce n’était pas de la franchise, mais c’était plus que cela: c’était la persuasion, la confiance, l’évidence. Elle était comme la statue glacée de la Vérité. En ce moment, Léon sentait avec une incroyable violence, et comme on se courbe devant un axiome indiscutable, la supériorité de cette femme. Il croyait en elle à cause de cela. De loin, il s’était accoutumé à la craindre sans cesser de nourrir la pensée de la combattre; de près, la pensée de combattre s’évanouissait en même temps que la frayeur. À quoi, cependant, croyait-il? À sa bonté, à sa miséricorde, à un invraisemblable retour vers les faiblesses du passé? Non; à rien de tout cela. Elle avait dit: «Je veux vous sauver;» il croyait à ces mots purement et simplement, sans même faire un effort mental pour deviner l’arrière-pensée qui les avait dictés.