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– Moi, pensait-elle, il ne sait plus que j’existe, et qu’importe? Je ne lui ai jamais rien demandé pour moi.

Elle avait pris sous le revers de son fichu une petite boîte qu’elle ouvrit. La boîte contenait le portrait d’un fort beau cavalier portant le costume de lancier et les insignes de chef d’escadron. Sous le portrait, on pouvait lire ces mots: «À Thérèse.»

Mme Soûlas le regarda. Il eût été malaisé de traduire l’émotion de son sourire. Ce n’était en aucune façon de l’amour.

– Ils disent que les révolutions ont changé le monde, murmura-t-elle. Un homme beau, riche, puissant, passe dans un pauvre pays; il trouve une femme belle, il lui prend sa conscience et son repos: il s’en va heureux, elle reste misérable. Quand mettront-ils autre chose à la place de cela?… Ah! j’ai eu bien de la tendresse et bien de la colère! Mais je n’ai plus rien, sinon la pensée de ma fille. Ysole est heureuse chez lui; tout ce que je pourrais faire pour lui, je le ferais de bon cœur.

La marmite bouillait copieusement, jetant à profusion ces effluves qui offensent les estomacs rassasiés et ravissent jusqu’à l’extase l’humble appétit du poète.

Mme Soûlas se leva pour mettre en ordre le couvert: une demi-douzaine d’assiettes dont chacune avait sa bouteille coiffée d’une serviette en turban.

Nous sommes ici dans une table d’hôte.

On frappa: deux habitués entrèrent. M. Mégaigne, le mauvais sujet, et M. Chopand, un homme rangé.

Il faut bien arriver à vous le dire, depuis le commencement de ce récit, vous n’avez encore vu que des agents de police. Mme Soûlas tenait gargote pour messieurs les inspecteurs. Badoît était un inspecteur; M. Mégaigne, ce brillant viveur, était un inspecteur; c’est un inspecteur aussi que ce Chopand, tournure de rentier, cœur de comptable.

Paul Labre lui-même, l’inconnu, l’unique brin d’herbe par où nous puissions nous rattraper à la poésie, hélas!…

Ce palier mystérieux appartenait à une maison historique, dont nous vous ferons bientôt la monographie. Nous sommes rue de Jérusalem, en plein cœur de la sûreté publique. Les bruits et les parfums de cabaret qui montaient par l’escalier à vis appartenaient à l’établissement du père Boivin qui avait deux maisons et la tour du bord de l’eau, dite aussi la tour Tardieu ou la tour du crime.

La chambre n° 9, d’où sortait ce bruit énigmatique qui se prolongeait patiemment et semblait venir de si loin, occupait précisément le dernier étage de la tour.

M. Mégaigne avait un habit bleu à boutons noirs. C’était don Juan avec un arrière-goût d’employé des pompes funèbres; M. Chopand portait une redingote demi-solde et peu de linge; il était petit, maigre, jaune-gris, ridé à sec et brillait surtout par son flegme et sa voix de basse-taille.

– Belle dame, dit Mégaigne, en saluant de son chapeau luisant, agité gracieusement à deux pieds au-dessus de sa tête, j’ignore pourquoi vous daignez vous intéresser au général comte de Champmas, mais j’ai l’avantage de vous annoncer qu’on l’a extrait du Mont-Saint-Michel pour l’amener à Paris où il doit témoigner dans une affaire de complot politique.

– Où il témoigne, rectifia Chopand. L’affaire se juge en ce moment même.

– Le général a été bon pour ma famille, dit simplement Mme Soûlas.

Elle ajouta:

– Qu’est-ce que c’est donc que cette fameuse histoire qui vous met tous en rumeur?

– Bon! s’écria Mégaigne, le Badoît a parlé? Quel bavard! Il n’y a pas d’affaire. Ce n’est qu’un mot qui n’a ni queue ni tête, et entendu par un gendarme, encore! Les gendarmes entendent toujours de travers, c’est le règlement.

Chopand se mit à rire. Entre gendarmes et inspecteurs la sainte amitié ne règne pas.

– Pendant le voyage du Mont-Saint-Michel à Paris, reprit Mégaigne, à je ne sais plus quel relais, un homme a pu s’approcher du général, un homme en blouse, et lui a dit quelque chose, dont le brave gendarme n’a attrapé qu’un petit morceau. «… Gautron à la craie jaune.»

– Devine, devinaille! interrompit Chopand. Voilà tous les finauds de la sûreté en quête! Gautron à la craie jaune! hein! qué rébus!

– Gautron à la craie jaune! répéta M. Mégaigne en haussant les épaules. Est-ce une enseigne?

– Ou une manière d’accommoder Gautron? risqua M. Chopand: comme qui dirait Gautron à la purée?

– Et là-dessus, poursuivit M. Mégaigne, voilà mon Badoît parti! Il veut toujours mieux faire que les autres! Sa mouche, le petit Pistolet, qui tue les chats et va-t-en ville, a rôdé toute la matinée autour du Palais. Cherche! moi, je dis: Gautron à la craie jaune ou Gautron à la sauce blanche, on en donne au gouvernement pour son argent, et c’est bête de gâter le métier. Pas de bile! voilà mon opinion.

Quand six heures sonnèrent, cinq convives s’assirent autour de la table; deux places restèrent vides, celle de M. Badoît et celle du voisin du n°8, Paul Labre, qu’on avait déjà appelé plusieurs fois.

En ce moment, et quoique le jour eût encore baissé sur le palier, on aurait pu voir quelque chose d’informe s’agiter dans le recoin, à droite de l’escalier; dans le trou de gauche, le chat cessa de lustrer son museau et prit une attitude inquiète.

– Quoi! dit une voix de ténor aigu, très enrouée, je ne peux pas en faire, moi, des matous, pas vrai? Et M. Badoît ne me donnera rien pour avoir entendu cogner ici près ou plus loin, car du diable si je sais où on pioche. Il n’est pas monté un seul minet et j’ai besoin de mes vingt sous: Mèche, mon Andalouse, m’attend à Bobino avec toutes ces demoiselles; faut que l’amour de maman Thérèse y passe! Je me rangerai quelque jour, c’est dit; mais jusqu’à ce que je m’aie rangé en grand, c’est encore l’âge du plaisir et de la folie!

Une forme humaine, grêle et dégingandée, sortit lentement du noir. Aux lueurs qui tombaient du jour de souffrance, on aurait pu distinguer des os pointus sous un bourgeron bleu déteint et une tête étroite, coiffée d’une énorme toison couleur de filasse.

Cela fit un pas et s’étira. C’était Clampin, dit Pistolet, jeune homme libre, mais non sans profession, puisqu’il travaillait pour M. Badoît, pour les gargotiers de la Cité et pour bien d’autres.

Le chat se renfonça sous les fagots; il sentait un ennemi.

Pistolet, qui semblait marcher pieds nus, tant son pas était muet, tourna la cage de l’escalier. Il avait à la main un tout petit crochet de chiffonnier, véritable joujou d’enfant qu’il avait dû fabriquer lui-même avec un brin de fagot et un clou.

– Mou, mou, mou! appela-t-il en contrefaisant bien doucement la voix de Mme Soûlas.

Les fagots bruirent par l’effort que faisait le matou pour pénétrer plus avant sous le tas, à reculons.

– Innocent, lui dit Pistolet, ne fais donc pas de manières: tu ne t’en apercevras seulement pas. Et tu ne peux pas dire que je n’ai pas attendu. Maman Soûlas a bon cœur; s’il était venu le moindre lapin de gouttière… Mais non, quoi! Il y a des jours comme ça. Quand on arrive tard à Bobino, tu sais, c’est la grêle… Bouge pas!

Les yeux du matou luisaient comme deux charbons et indiquaient exactement la place de sa tête. Il y a de grands chasseurs, et presque tous les grands chasseurs sont un peu chirurgiens. Clampin, dit Pistolet, visa avec soin et piqua. Les deux charbons s’éteignirent.