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Il rentra.

La chambre où nous pénétrons avec lui était petite et de forme irrégulière. Dans un plan d’architecte, elle aurait eu l’apparence d’une demi-lune légèrement écrasée. La fenêtre à lucarne était au centre de l’arc de cercle. Il n’y avait point de cheminée. Les deux angles étaient fermés en pans coupés par deux étroites armoires d’attache dont la section aurait fourni une sorte de triangle.

La chambre était meublée d’un lit de sangles, de trois chaises, d’une commode et d’un secrétaire. Les chaises étaient bonnes et semblaient venir d’un jardin public ou d’une église, la commode tombait en ruine, le secrétaire en cerisier, noirci par l’âge et les malheurs, avait néanmoins, parmi toute cette pauvreté, une apparence luxueuse. La tablette éreintée et soutenue par surcroît à l’aide d’une canne, plantée debout, comme les charretiers font pour empêcher leurs tombereaux de basculer, supportait quelques papiers, un petit verre à liqueurs plein d’encre et une plume.

Un chapeau noir était sur l’une des chaises. Sur le pied du lit, il y avait un pantalon noir assez neuf, un gilet noir et une redingote noire.

La fenêtre basse, cintrée et coiffée par l’avance du toit qui s’abaissait comme la visière d’une casquette, donnait sur un grand jardin, au-delà duquel diverses constructions monumentales se groupaient.

Paul Labre, au lieu de se rasseoir devant la tablette du secrétaire qu’il venait évidemment de quitter, car l’encre de la page commencée brillait encore, marcha d’un pas incertain vers la fenêtre et regarda au-dehors. Outre ces corps de bâtiments qui bordaient le jardin sur la droite, on voyait au fond une ligne de maisons régulièrement alignées et qui devaient former le revers d’une rue tirée au cordeau.

Sur la gauche, le mur bordait le quai, laissant voir, de l’étage où se trouvait Paul, une échappée de paysage parisien: la Seine et au-delà, le quai des Augustins terminé par la descente du Pont-Neuf, par-dessus lequel la Monnaie se profilait au-devant de l’Institut.

Une maison assez haute et d’aspect sévère à laquelle s’appuyait le mur du jardin coupait ici le tableau comme la ligne droite d’un cadre.

Nous en avons assez dit pour donner à peu près la situation topographique de cette lucarne, éclairant l’indigent garni de Paul Labre. Elle s’ouvrait sur les derrières de la rue de Jérusalem, à l’angle formé par le quai des Orfèvres; le jardin qu’on voyait au-dessous était celui de la Préfecture, dont les bâtiments s’étendaient sur la droite, rejoignant la Sainte-Chapelle.

La ligne des maisons régulières était le revers de la rue Harlay-du-Palais. La chambre de Paul Labre elle-même était l’intérieur du tourjon accolé à la fameuse tourelle qui faisait le coin de la rue de Jérusalem et du quai des Orfèvres: un des plus curieux du vieux Paris.

Tout cela est mort. Vous ne sauriez plus voir la bizarre physionomie de ce lieu que dans la collection photographique, tirée par ordre de M. Boittelle, et dont les meilleures épreuves sont conservées par le savant et très obligeant archiviste de la Préfecture.

En 1834, époque à laquelle commence notre histoire, la tour, le tourjon et la maison contiguë, portant le n° 3 de la rue de Jérusalem, étaient possédés par le traiteur Boivin, nom qui n’est pas sans quelque célébrité parmi les sans-gêne de la basse vie parisienne.

Le père Boivin, sans être précisément un archéologue, se montrait très fier de l’antiquité de sa tour, ouvrage avancé des anciennes fortifications du palais.

Il exhibait avec orgueil les traces d’un boulet bourguignon qui avait écorné sa muraille, il ne savait pas trop en quel siècle.

Ce qu’il savait très bien c’est que Boileau-Despréaux était né dans la maison voisine de la sienne: la maison du chanoine. «Boileau, Boivin, disait-il, ça rime!»

Il savait aussi que l’enfance de Voltaire s’était passée non loin de chez lui dans le bâtiment où est maintenant le bureau de l’imprimerie. Que de poètes dans cette rue qui n’avait pas quinze toises de longueur!

Il savait surtout que sa propre tour avait été habitée par le lieutenant criminel Tardieu et sa femme, ces deux avares, illustrés par une satire de ce même Boileau; qu’ils y avaient été assassinés et que la tête de l’infortuné magistrat avait pendu à la petite fenêtre du premier étage, donnant sur le quai. On disait encore à cause de cela: la Tour Tardieu ou la Tour du crime.

Mais Boivin n’aimait pas beaucoup ces gens qui, comme le lieutenant criminel Tardieu, surveillent et gênent les bons drilles. «S’il avait bu son sac au lieu de l’empailler, disait-il souvent, jamais on ne lui aurait fait du chagrin, même du temps de la Saint-Barthélémy!»

Outre la maison du chanoine, oncle de Boileau, et l’hôtel des protecteurs de Voltaire, Boivin avait autour de lui plusieurs choses dont il tirait gloire: l’arcade de Jean Goujon, sa voisine, et surtout la Sainte-Chapelle donnaient, selon lui, bon air à son établissement. Il expliquait volontiers comme quoi le nom de la rue de Jérusalem et le nom de la rue de Nazareth venaient des pèlerins qui avaient coutume de s’assembler autour de la chapelle de saint Louis, en partant ou en revenant de la Terre-Sainte. Il ajoutait: «Ça avait soif, ces fainéants, rapport à l’aridité du désert; ça demandait à rafraîchir. En foi de quoi, ma buvette date de la croisade.»

Quant aux bâtiments de la Préfecture eux-mêmes, Boivin ne les respectait pas.

Ce sont des parvenus qui sortirent de terre aux environs de l’an 1610.

La maison Boivin était un cabaret assez vaste et fréquenté, comme vous pouvez le penser, par des gens complètement étrangers à l’étiquette des cours. Sa principale clientèle était composée de ces hommes hardis et chevaleresques qui, dédaignant le travail manuel et les professions libérales, vivent de la protection qu’ils accordent aux belles. Ils ne jouissent pas de l’estime publique.

À ce fonds, hélas! considérable, se joignaient quelques gendarmes, des inspecteurs, des garçons de bureau, des pompiers et des rats de Palais, brûlés dans les autres gargotes de la Cité.

La tour, ou plutôt les tours, représentaient la partie galante de l’établissement.

J’ai le frisson en touchant à cela. Vénus pudique, dans les petits oratoires octogones qui formaient les divers étages de la tour principale, se serait voilé la face jusqu’aux genoux.

Néanmoins, il y venait des cuisinières de marchands d’ustensiles de pêche, pour fréquenter des gendarmes en tout bien tout honneur.

Dans ces boîtes on tenait aisément deux preux et deux demoiselles. Le père Boivin, ce faiseur de mots, disait: «En bourrant, on en met huit! Et ça tient!»

Au 3e étage les «cabinets» s’arrêtaient. Les combles étaient loués en garni.

Le garni se composait en tout de trois chambres: celles de Paul Labre, celle de Thérèse Soûlas, qui couronnait la maison n° 3, et celle de «Gautron, à la craie jaune», qui occupait le faîte de la Tour Tardieu.

Il n’est pas inutile de noter qu’en 1834, la maison contiguë à la gargote Boivin et marquée du n° 5 venait d’être louée par l’administration, qui y reconstituait le service de sûreté, après la destitution du fameux Vidocq.

Le regard de Paul Labre, triste et chargé de rêverie, se tourna vers l’échappée qui montrait un coin du grand paysage de la Seine; ainsi éclairé par les rayons du couchant, son visage sortait, mâle et net comme un médaillon de David, hors de l’ombre qui était derrière lui. C’était un jeune homme aux traits nobles et fiers. Dans l’expression de ses grands yeux vous eussiez deviné je ne sais quelle hardiesse vaincue et l’éclair éteint d’une gaieté qui n’était plus.