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La proximité de la Préfecture de police n’était pas, comme on pourrait le croire, un motif de sécurité. Les Anglais, qui sont portés par tempérament vers le calcul des probables et le travail de déduction ont, les premiers, découvert que le crime, dans son éternel jeu de cache-cache, aime à se rapprocher du regard qui l’observe. Au moral et au physique, on ne voit pas bien de trop près. L’œil de l’esprit et l’œil du corps ont leur point comme les lorgnettes.

Les environs immédiats de la préfecture, à Paris, comme ceux du metropolitan-police, à Londres, ne jouissent pas d’une bonne réputation.

Il y a des courants pour les sinistres vogues aussi bien que pour les succès d’art. Au temps dont nous parlons, la monstruosité à la mode était l’emmurement de la rue Pierre Lescot, où un malheureux provincial venait d’être maçonné derrière les lambris d’une Cythère de bas étage.

Le mot se disait: «emmuré». La chose, renouvelée du Moyen Age, effrayait et divertissait les imaginations, avides de brutal émoi.

Paul Labre se prit à écouter.

L’idée d’un homme emmuré dans les épaisses parois de la tour voisine naquit en lui, malgré lui.

Aussitôt née, cette idée s’empara de son cerveau. Il se leva et courut vers la porte du carré qu’il ouvrit pour la seconde fois. Sur le carré, les bruits de la gargote montaient par l’escalier en colimaçon comme dans un entonnoir acoustique. Les cabinets particuliers de tous les étages envoyaient leur contingent de fracas confus, mêlés à de véhémentes odeurs de victuaille. Les couteaux et les fourchettes grinçaient, les assiettes claquaient, les dames glapissaient ou hurlaient, les hommes riaient ou juraient: par-dessus le tout, des chants rauques éclataient. L’établissement Boivin allait bien. C’était l’heure.

Impossible d’entendre autre chose que l’établissement Boivin.

Paul Labre jeta un regard à la porte de droite: la porte de la tour. Elle ne laissait rien deviner. Tout semblait calme au-delà de ce seuil, où se dressait une mince raie lumineuse.

Il rentra. Dès qu’il fut dans sa chambre et que la porte en fut close, le bruit du marteau recommença. Paul se dirigea vers la croisée.

En l’ouvrant, sa main tremblait.

Comme il mettait la tête au-dehors, son regard se tourna malgré lui vers la maison à deux étages qui confinait au mur du jardin de la Préfecture et dont la façade donnait sur le quai des Orfèvres. La nuit était venue. Au second étage de cette maison, une lumière, placée à l’intérieur, envoyait ses rayons sur le balcon, précisément de manière à éclairer le foulard rouge qui flottait aux barreaux.

Les persiennes du premier étage avaient été ouvertes. Derrière les rideaux de mousseline, dans un salon faiblement éclairé, on voyait la silhouette d’une jeune femme debout et dont le regard semblait épier le quai, par-dessus la clôture du jardin.

– Ysole! prononça encore Paul Labre.

Et tout le profond amour que grandissent la souffrance et la solitude était dans ce seul nom, murmuré plaintivement.

Vous l’eussiez affirmée belle, cette jeune femme dont on ne voyait point les traits. Sa pose avait la grâce hardie et souveraine de celles qui ont le droit d’être admirées. La lumière brillantait en se jouant les contours de sa coiffure et dessinait d’un trait précis les élégances juvéniles de sa taille; elle attendait ou elle rêvait. Parfois, son front, qui brûlait peut-être, se collait à la fraîcheur des carreaux.

L’âme de Paul était dans ses yeux. Il ne savait plus pourquoi il avait quitté son travail.

Tout à coup, la belle jeune fille eut un grand tressaillement et se retourna. Elle bondit en avant comme si la joie l’eût soulevée. Ses deux bras s’ouvrirent en un geste de folle tendresse. À travers la mousseline, Paul, dont le cœur se brisait, crut distinguer l’ombre d’un homme.

Ce fut tout. La mousseline transparente cessa de donner accès au regard. La nuit s’était faite dans le salon du premier étage.

Mais, au même instant un homme parut au balcon du second. Une allumette phosphorique brilla, le temps de mettre le feu à un cigare, puis l’homme se retira.

Le foulard rouge ne flottait plus aux barreaux.

Paul voyait cela comme en un rêve.

À deux pieds de son oreille, un coup de marteau fut donné si violemment à l’intérieur de la tour, dont il aurait pu toucher la paroi renflée en étendant la main, qu’un fragment de maçonnerie extérieure, arraché par le contrecoup, tomba avec bruit dans le jardin de la Préfecture.

Paul écouta machinalement, sans détacher son regard de cette maison où était son cœur.

Ce violent choc était apparemment le dernier. L’intérieur de la tour devint silencieux.

IV Ordinaire de MM. les inspecteurs

– Allons! allons! monsieur Paul! cria encore Mme Soûlas, qui avait quitté la table pour venir frapper à la cloison, ces messieurs sont au complet, il ne manque plus que vous. Venez causer, si vous ne voulez pas dîner; ça vous tirera de vos idées noires.

Comme M. Paul ne répondait point, Mme Soûlas se découragea et vint reprendre sa place.

Sans la compter, il y avait maintenant six convives autour de la table: tous inspecteurs, tous gens modestes et rangés, à l’exception du fameux M. Mégaigne, qui était assez rangé, malgré sa qualité de mauvais sujet, mais qui n’était pas modeste.

Sauf M. Mégaigne, aucun des habitués de l’ordinaire tenu par maman Soûlas n’avait l’ambition de passer ministre de la police. Mégaigne était le personnage éblouissant de cet obscur cénacle. Il excitait des jalousies. Thérèse Soûlas était obligée de l’admirer en secret pour ne point mécontenter le reste de ses pratiques.

M. Badoît avait du zèle et de l’acquis, M. Chopand connaissait les fortes traditions, M. Martineau flattait ses chefs, mais Mégaigne avait pour lui les femmes et il était de la nouvelle école.

Le dimanche, quand il mettait son chapeau «flamme d’enfer» sur l’oreille et qu’il nouait sa cravate en chou, bien des gens, à Belleville et à Ménilmontant, le prenaient pour un artiste du théâtre Beaumarchais. Il portait, ces jours-là, une lévite, pincée à la taille militairement, une badine et des gants de filoselle. Les bals du Delta, des Montagnes-Françaises et de l’Île-d’Amour étaient pleins de ses victimes.

Il était grand et lourdement bâti; il avait cette laideur noire, luisante et contente des méridionaux dodus. On prétend qu’elle vaut la beauté. Il était hardi, fluent de paroles et riche d’accent: en somme, un inspecteur remarquable.

Chopand ne l’aimait pas, mais il le considérait.

Je ne sais pas comment vous vous représentez un mess d’agents de police, mais chez Mme Soûlas, tout était calme et décent; on n’y faisait jamais de bruit, et les rapports des habitués entre eux étaient d’une rigoureuse politesse. C’est une chose bien remarquable: ces couches excentriques de notre société auxquelles la considération est refusée vivent dans un continuel besoin de considération.

La passion de tenir son rang y survit à toutes les humiliations, y résiste à toutes les misères.

Il y a souvent un décavé de la grande roulette du monde sous la redingote râpée de ces proscrits, et cela est si vrai que ceux qui ne sont pas réellement des vaincus se parent de défaites imaginaires.