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La première maison du Chemin-des-Amoureux, en entrant par la rue des Fossés, était un café borgne qui portait pour enseigne ce hardi calembour: Estaminet de L’Épi-Scié. Cet établissement, entouré d’une détestable renommée et dans lequel la police faisait de fréquentes razzias, avait sa façade tournée vers le boulevard, à cause d’un coude brusque de la ruelle.

Du lieu où M. l’Amitié s’était arrêté, il pouvait voir à travers les rideaux rouges de deux fenêtres les lueurs de la salle de billard. On y jouait la poule, selon la promesse d’un petit écriteau, fabriqué à la main et placé sous la lanterne rouge qui disait aux passants du boulevard les prix du gloria et de la demi-tasse: 10 et 20 centimes.

Le billard, large comme une prairie, haut sur jambes et recouvert d’un tapis abondamment graisseux, était placé au milieu d’une salle assez spacieuse, mais basse d’étage. Tout à l’entour, des tables de bois, soutenues par deux pieds seulement, s’appuyaient de l’autre côté sur une tringle appliquée contre le mur.

Vis-à-vis de la porte d’entrée il y avait un comptoir de marchand de vins, où trônait une grosse mère à la figure violette dont le bonnet, garni de vieux rubans rouges, laissait échapper des mèches de cheveux gris pommelé.

Son nom était Mme Lampion; elle avait ruiné des porteurs d’eau dans sa jeunesse.

La poule, bien nourrie, comptait une douzaine de joueurs dont les costumes étaient sensiblement disparates. Quelques-uns portaient des blouses, d’autres des paletots plus ou moins déguenillés; d’autres, enfin, des habits de bon drap, presque propres et assez cossus.

La toilette semblait d’ailleurs être ici un élément de considération assez médiocre; il y avait des haillons qui parlaient haut et qui obtenaient le sourire des dames, tandis que certaine redingote tolérable gardait la timidité du simple soldat, admis à la table des fourriers. Le lion, car il y a partout un favori qui fait la mode, était un jeune gars de vingt à vingt-cinq ans, avec une toute petite casquette posée de travers sur une forêt de cheveux blonds frisés.

Il jouait en bras de chemise. Il avait des bottes et son pantalon froncé sur les hanches le serrait à la ceinture comme une robe de femme.

C’était lui qui «bloquait» le plus de billes et qui plaçait le plus de «mots». Son succès était complet; tous les hommes l’admiraient, toutes les dames le caressaient du regard. Cocotte, c’était le nom qu’on lui donnait, acceptait ces hommages comme une chose due et gagnait gaiement les sous de ses partners en guenilles.

Deux personnes seulement, dans toute l’assemblée, paraissaient ne point s’occuper de lui. C’était d’abord Mme Lampion, qui, selon l’habitude, sommeillait majestueusement derrière son comptoir, et c’était ensuite un homme de taille herculéenne, dont la figure hâve et malheureuse se cachait à demi sous ses cheveux en désordre. Cet homme occupait la table la plus éloignée du centre, à droite de la porte, et un large vide existait autour de lui, à droite comme à gauche. Il s’était fait servir un petit verre qui restait intact. Depuis son entrée, il demeurait immobile, la tête enfoncée entre ses deux robustes mains.

Les regards que les joueurs et la galerie jetaient à ce personnage étaient rares; ils exprimaient à la fois de la répugnance et de la crainte. Cocotte seul lui avait dit lors de son entrée:

– Bonjour, marchef; comment va?

Encore avait-il ajouté à voix basse:

– Il y a du tabac, puisque voici le Coyatier! Quand cet oiseau-là sort de son trou, méfiance! Je parie que nous allons avoir du nouveau cette nuit.

Aussi quand la porte s’ouvrit pour donner passage à la judaïque figure de M. l’Amitié, il y eut un effet produit, comme on dit au théâtre.

Les conversations se turent autour des tables, les billes s’arrêtèrent sur le billard, et, de groupe en groupe, on aurait pu entendre ce nom prononcé à voix basse: Toulonnais-l’Amitié.

– Qu’est-ce que je vous avais dit? ajouta le jeune M. Cocotte en clignant de l’œil à la ronde, Tabac!

Le nouveau venu referma la porte et dit d’une bonne grosse voix toute ronde que nous n’aurions point reconnue, car il parlait sur un autre ton dans l’échoppe du père Kœnig:

– Bonsoir, les petits vieux, ça va-t-il comme vous voulez? Je passais ici en me promenant, j’ai eu l’idée d’entrer pour savoir un peu ce que vous pensez du cours de la Bourse et des affaires politiques.

Il y eut un éclat de rire un peu contraint, et quelques dames allèrent jusqu’à dire:

– Est-il farceur, ce M. l’Amitié!

L’homme à la taille d’athlète qui était tout seul dans son coin n’avait pas bougé, et Mme Lampion dormait toujours.

L’Amitié, en changeant de voix, avait changé aussi de tournure et de visage. Son allure était brusque, son regard hardi et franc.

– Vous apportez de l’ouvrage, patron? demanda Cocotte d’un air soumis et presque caressant.

– Savoir, bijou, savoir… Je ne vois pas ton ami Piquepuce, hé?

– Il n’est pas venu ce soir.

– Il viendra… nous avons à causer… Holà! amour, ajouta-t-il en secouant l’épaule massive de la limonadière, qui ouvrit en sursaut ses yeux frangés d’écarlate, je paye une tournée de vin chaud à tout ce joli monde-là pour boire à la santé du roi de Prusse et de son auguste famille.

On rit encore, mais au milieu du rire une voix lugubre se fit entendre.

C’était l’homme au bout de la salle qui avait relevé la tête et qui disait:

– Monsieur Lecoq, moi je ne suis pas ici pour m’amuser. On m’a ordonné de venir, et je suis venu. Dites-moi tout de suite ce qu’on veut de moi.

– Je n’en sais rien, répondit sèchement l’Amitié; chacun son tour, tu auras le tien. Bois un verre de vin chaud, marchef, si tu veux, et prends patience. Ce soir, il y en a d’autres que toi qui ne sont pas ici pour s’amuser.

L’athlète reprit son immobilité chagrine et repoussa un verre plein que le garçon lui tendait.

– Amour, reprit l’Amitié, qui revint vers la grosse dame de comptoir, fais allumer le confessionnal.

Et il ajouta en s’adressant à Cocotte:

– Allons, petit, monte.

– C’est que, objecta le plus élégant des joueurs de poule, ma bille vaut 1 franc 75.

– Je t’en donne 2 francs, repartit l’Amitié, et je l’offre à ce bon Coyatier.

– Nous ne jouons pas avec le marchef! dirent les autres d’une seule voix.

Celui-ci ne répondit point, mais ses yeux s’ouvrirent tout grands et se fixèrent tour à tour sur chacun de ceux qui avaient parlé.

Il n’y en eut pas un seul pour soutenir ce regard à la fois triste et terrible.

L’Amitié ricanait.

– Quand M. Piquepuce va revenir, ajouta-t-il en se dirigeant vers un petit escalier en colimaçon, situé derrière le comptoir, il faudra l’envoyer à confesse.

Cocotte le suivit.

Dès qu’ils furent éloignés, au lieu de continuer la partie, joueurs et buveurs se massèrent en un seul groupe où l’on se mit à parler tout bas. Le résumé de l’entretien aurait pu se traduire ainsi:

– Cocotte, Piquepuce et le marchef! c’est une mécanique à grand spectacle!