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Monsieur de Chaves s’était relevé tout étourdi, mais l’aspect de cet inconnu fouetta sa double ivresse et lui rendit une partie de son sang-froid.

– Qui êtes-vous? demanda-t-il avec hauteur.

L’inconnu ouvrit sa large redingote et en retira deux épées, dont il jeta l’une sur le parquet aux pieds de monsieur le duc.

– Mon nom importe peu, dit-il. Voici bientôt quinze ans, vous m’avez pris ma femme au moyen d’une lâche tromperie. Dès ce temps-là vous auriez pu lui rendre son enfant qui est le mien. Vous l’avez épousée par un mensonge après vous être fait veuf par un assassinat: vous voyez que je sais votre histoire. Et maintenant, je vous surprends luttant contre cette même enfant, devenue jeune fille, non pas comme un homme, mais comme une bête féroce. Comme une bête féroce j’aurais pu vous abattre, moi surtout qui ai oublié bien longtemps d’où je sors. Mais en touchant une épée, je me suis souvenu de ma qualité de gentilhomme. Défendez-vous!

Le duc l’avait écouté sans l’interrompre. En l’écoutant, loin de relever l’épée, il s’était rapproché d’une console placée entre les deux fenêtres et dont la tablette supportait diverses armes.

Il y prit un revolver et l’arma.

– Je vais me défendre, dit-il, mais contre un visiteur de nuit qui refuse de dire son nom, je pense avoir le choix des armes.

Il visa. Un premier coup partit. L’étranger eut un tressaillement.

Monsieur le duc fit virer froidement son revolver, arma et visa de nouveau.

L’étranger avait fait un pas vers lui.

Monsieur le duc tira; mais à peine le coup eut-il retenti que le revolver s’échappa de sa main fouettée par l’épée.

L’étranger avait encore tressailli.

Le duc voulut saisir une machette sur la console; un second coup de plat d’épée lui fit lâcher prise.

Il bondit avec un cri de rage jusqu’à l’autre extrémité de la chambre, où pendait une carabine de chasse. L’étranger ramassa l’épée qui était à terre; il rejoignit le duc au moment où celui-ci armait vivement la carabine et, lui plaçant la pointe de son arme au nœud de la gorge, il lui dit:

– Lâchez cela et prenez ceci, ou vous êtes mort!

Il lui tendait la garde de la seconde épée.

Le duc obéit enfin, faute de pouvoir faire autrement et, sans prendre posture, il lança un coup à bras raccourci dans le ventre de l’étranger qui para sur place et dit encore:

– Mettez-vous en garde.

Le duc se mit en garde et son dernier juron fut coupé en deux par un coup droit qui lui traversa la poitrine.

La porte se rouvrit en ce moment et la duchesse de Chaves entra. Elle s’était traînée à genoux tout le long du corridor. Justine qui reprenait ses sens parcourut la chambre d’un regard égaré.

Il y avait un homme mort: le duc de Chaves, et un autre homme qui se tenait debout immobile auprès de lui, serrant encore son épée sanglante dans sa main.

– Justin! dit madame de Chaves en un grand cri. Puis elle ajouta:

– Ma fille! ton père! ton père!

Elle aida Justine à se relever, et toutes deux revinrent à l’étranger qui souriait doucement, mais semblait avoir peine à se soutenir.

– Justin! répéta la duchesse, Dieu t’a envoyé…

– Mon père! c’est mon père qui m’a sauvée!

Justin souriait toujours et les contemplait en extase. Il chancela, puis s’affaissa dans leurs bras aussitôt qu’elles l’eurent touché.

Monsieur le duc était un tireur habile. Les deux balles de son revolver avaient porté.

Le lendemain, l’hôtel de Chaves était une maison déserte. À l’extérieur, au contraire, soit dans le faubourg Saint-Honoré, doit dans l’avenue Gabrielle, tous les badauds du quartier semblaient s’être donné rendez-vous.

Il y avait, Dieu merci, matière à chroniques et à bavardages. Le corps de monsieur le duc avait été retrouvé percé d’un coup d’épée au milieu de sa chambre à coucher. Le lit était défait, quoiqu’on n’y eut point couché, les meubles étaient dérangés, et un revolver tombé à terre avait tiré deux de ses coups.

Les Noirs et les autres domestiques interrogés avaient répondu que certains bruits s’étaient fait entendre dans la nuit, mais qu’à l’hôtel de Chaves, quand monsieur le duc rentrait ivre vers le matin, on était habitué à entendre toutes sortes de bruits.

Ce n’était pas tout, cependant. Le caissier et le sous-caissier de la Compagnie brésilienne s’étaient éveillés fort tard au milieu d’un véritable ravage. La caisse était forcée, et il y manquait une somme considérable.

Ce n’était pas tout encore. Dans le pavillon en retour sur le jardin, une pauvre jeune femme, madame la marquise de Rosenthal, attaquée sans doute par les malfaiteurs, avait passé la nuit garrottée et bâillonnée.

Enfin, sous les bosquets des Champs-Elysées, en face du jardin de l’hôtel, une large trace de sang restait, malgré la pluie, et indiquait un ou plusieurs meurtres. Mais, ici, on avait cherché en vain le corps du délit.

Les badauds se racontaient les uns aux autres ces divers détails tragiques et passaient, en somme, une agréable journée.

La justice informait.

Dans l’appartement du jeune comte Hector de Sabran, assez bien remis du coup de canne plombée qui l’avait terrassé la veille, sous les arbres du quai d’Orsay, nous eussions rencontré tous les personnages de notre drame, rassemblés autour du lit de Justin de Vibray.

Le chirurgien venait d’extraire la seconde balle et répondait désormais de l’existence du blessé.

C’était Médor qui avait servi d’aide pendant l’opération.

Toute la matinée on avait craint que Justin ne survécût point à l’extraction des balles; aussi, à tout événement avait-il voulu mettre d’avance la main de mademoiselle Justine de Vibray, sa fille, dans celle d’Hector de Sabran.

Maintenant il dormait paisiblement, tandis que Lily et Justine, les yeux mouillés de larmes heureuses, penchaient leurs sourires au-dessus de son sommeil.

Échalot et madame Canada regardaient cela, et la célèbre Amandine, parlant au nom de la communauté, disait avec fierté mais la larme à l’œiclass="underline"

– On sait se tenir à sa place. Nous n’appartenons pas à la même catégorie dans les castes de la société moderne, par conséquence on fera en sorte de ne point se rendre à charge à des personnes qui n’oseraient pas nous dire: fichez-nous le camp, par suite des sentiments de leurs cœurs généreux.

– Mais néanmoins, ajouta Échalot dont la pauvre voix tremblait, on sollicite la permission d’assister dans un coin au mariage d’abord et puis au baptême… en plus, de venir tous les ans voir un peu comment se porte notre ancienne fille.

Post-scriptum. Quant à monsieur le marquis Saladin de Rosenthal, nous verrons quelque jour peut-être comment il employa l’argent de la Compagnie brésilienne, et sur quel noble théâtre il eut l’honneur de s’étrangler en avalant son dernier sabre.