Bien à contre-cœur, je me laissai persuader de quitter Hurle-Vent et de la suivre ici. Le petit Hareton avait à peine cinq ans et je venais de commencer à lui apprendre ses lettres. Notre séparation fut triste; mais les larmes de Catherine eurent plus d’empire que les nôtres. Quand je refusai de partir et qu’elle vit que ses prières ne m’ébranlaient pas, elle alla se lamenter auprès de son mari et de son frère. Le premier m’offrit des gages magnifiques; l’autre m’ordonna de faire mes paquets. Il n’avait plus besoin de femmes dans la maison, dit-il, maintenant qu’il n’y avait plus de maîtresse; quant à Hareton, le pasteur se chargerait bientôt de lui. Ainsi, je n’eus pas d’autre parti à prendre que de faire ce qu’on m’imposait. Je déclarai à mon maître qu’il ne se débarrassait de tout ce qu’il y avait de convenable dans la maison que pour courir un peu plus vite à sa ruine; j’embrassai Hareton et lui dis adieu; et depuis lors il a été pour moi un étranger. C’est une chose étrange à penser, mais je ne doute pas qu’il n’ait tout oublié d’Hélène Dean et n’ignore qu’il était pour elle, et qu’elle était pour lui, plus que le monde entier!
À cet endroit de son récit, ma femme de charge est venue à jeter un coup d’œil sur la pendule de la cheminée et a été stupéfaite en voyant les aiguilles marquer une heure et demie. Elle n’a pas voulu entendre parler de rester une seconde de plus; à vrai dire, je me sentais moi-même disposé à remettre la suite de l’histoire. Maintenant qu’elle a disparu pour reposer et que j’ai encore médité pendant une heure ou deux, je vais rassembler mon courage pour aller me coucher aussi, en dépit d’une douloureuse paresse de la tête et des membres.
CHAPITRE X
Charmante introduction à la vie d’ermite! Quatre semaines de torture, d’agitation, de maladie! Oh! ce vent glacial, ce ciel sinistre du nord, ces routes impraticables, ces médecins de campagne qui ne viennent jamais! Et cette absence de toute physionomie humaine! Et, pis que tout cela, le terrible arrêt de Kenneth, qui m’a donné à entendre que je ne devais pas compter de sortir avant le printemps!
Mr Heathcliff vient de m’honorer de sa visite. Il y a environ une semaine, il m’a envoyé une couple de coqs de bruyère… les derniers de la saison. Le coquin! Il n’est pas entièrement innocent de ma maladie, et j’avais bien envie de le lui dire. Mais, hélas! comment aurais-je pu offenser un homme qui a été assez charitable pour passer une bonne heure à mon chevet et pour me parler d’autres choses que de pilules, de potions, de vésicatoires et de sangsues? Je jouis en ce moment d’un agréable répit. Je suis trop faible pour lire, pourtant il me semble que j’aurais plaisir à écouter quelque chose d’intéressant. Pourquoi ne pas demander à Mrs Dean de finir son récit? Je me souviens des principaux incidents, jusqu’au point où elle en était arrivée. Oui: je me souviens que son héros s’était sauvé, qu’on n’avait plus entendu parler de lui depuis trois ans, et que l’héroïne s’était mariée. Je vais sonner; elle sera enchantée de me trouver en état de causer gaiement. Mrs Dean est entrée.
– Il y a encore vingt minutes, monsieur, avant l’heure de votre médecine, a-t-elle commencé.
– Au diable la médecine! Je voudrais avoir… ai-je répliqué.
– Le docteur a dit que vous deviez cesser de prendre les poudres.
– Avec grand plaisir! Mais ne m’interrompez pas. Venez vous asseoir là. Laissez en repos ce bataillon de drogues amères. Tirez votre tricot de votre poche… bien… et maintenant continuez-moi l’histoire de Mr Heathcliff, du point où vous l’aviez laissée jusqu’aujourd’hui. A-t-il terminé son éducation sur le continent et en est-il revenu gentleman accompli? Ou a-t-il obtenu une place d’étudiant-servant [10] dans un collège? ou s’est-il enfui en Amérique et couvert de gloire en versant le sang des enfants de son pays natal? ou a-t-il fait fortune d’une manière plus expéditive sur les grands chemins d’Angleterre?
– Il est possible qu’il ait fait un peu de chacun de ces métiers, Mr Lockwood; mais je ne puis rien vous garantir. Je vous ai déjà dit que j’ignorais comment il avait amassé son argent; je ne connais pas davantage les moyens qu’il a employés pour tirer son esprit de la sauvage ignorance où il était plongé. Mais, avec votre permission, je vais continuer à ma façon, si vous pensez que cela doive vous distraire sans vous fatiguer. Vous sentez-vous mieux ce matin?
– Beaucoup mieux.
– Voilà une bonne nouvelle.
Je suivis Miss Catherine à Thrushcross Grange et j’eus l’agréable surprise de constater que mes conjectures étaient erronées et qu’elle s’y conduisait infiniment mieux que je n’aurais osé l’espérer. Elle semblait presque trop éprise de Mr Linton; elle témoignait même une grande affection pour Isabelle. Le frère et la sœur, du reste, étaient très attentifs à son bien-être. Ce n’était pas l’épine qui se penchait vers les chèvrefeuilles, mais les chèvrefeuilles qui embrassaient l’épine. Aucune concession mutuelle: l’une ne fléchissait jamais, et les autres cédaient toujours. Comment pourrait-on être hargneux et avoir mauvais caractère lorsqu’on ne rencontre ni opposition ni indifférence? J’observai que Mr Edgar avait la crainte bien enracinée d’exciter l’humeur de sa femme. Il lui cachait cette crainte; mais si jamais il m’entendait lui répondre sèchement, ou s’il voyait tout autre domestique faire la grimace à quelque ordre trop impératif de sa part, il manifestait son déplaisir par un froncement de sourcils qu’on ne remarquait jamais quand il était seul en cause. Plus d’une fois il me parla sévèrement au sujet de mon impertinence. Il m’affirma qu’un coup de couteau ne lui infligerait pas une douleur pire que celle qu’il ressentait quand il voyait sa femme contrariée. Pour ne pas faire de peine à un si bon maître, j’appris à modérer ma vivacité; pendant l’espace d’une demi-année, la poudre resta aussi inoffensive que du sable, car aucune flamme n’approcha d’elle pour la faire détoner. Catherine avait de temps en temps des crises de mélancolie et de silence. Son mari les respectait avec une sympathie discrète, les attribuant à une altération de sa santé produite par sa grave maladie; car auparavant elle n’avait jamais été sujette à de tels abattements. Le retour de la gaieté chez elle ramenait aussi chez lui la gaieté. Je crois pouvoir affirmer qu’ils étaient vraiment en possession d’un bonheur tous les jours plus profond.