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– Vous voyez, monsieur, que je suis venu comme je l’avais promis! m’écriai-je avec un feint enjouement, et je crains que la neige ne me retienne chez vous pendant une demi-heure, si vous pouvez m’accorder abri pendant ce laps de temps.

– Une demi-heure? dit-il en secouant les blancs flocons qui couvraient ses vêtements. Je me demande pourquoi vous avez choisi le fort d’une tourmente de neige pour venir vous promener jusqu’ici. Savez-vous que vous courez le risque de vous perdre dans les marais? Des gens familiers avec ces landes s’égarent souvent par de pareilles soirées; et je puis vous annoncer qu’il n’y a aucun espoir de changement pour le moment.

– Je pourrais peut-être trouver parmi vos valets de ferme un guide, qui resterait à la Grange jusqu’à demain… si vous pouviez m’en prêter un?

– Non, je ne pourrais pas.

– Oh! vraiment! Eh bien! alors, j’en serai réduit à ma seule sagacité.

– Hum!

– Allez-vous faire l’thé? demanda l’homme à l’habit râpé, détournant de moi son farouche regard pour le diriger sur la jeune femme.

– Faut-il en faire pour lui? demanda-t-elle en s’adressant à Heathcliff.

– Préparez-le, voulez-vous? fut la réponse, faite d’une façon si brutale que je tressaillis. Le ton dont ces mots furent prononcés révélait une nature foncièrement mauvaise. Je n’avais plus envie d’appeler Heathcliff un homme admirable.

Quand les préparatifs furent terminés, il m’invita:

– Maintenant, monsieur, avancez votre chaise.

Et tous, y compris le rustique jeune homme, s’approchèrent de la table. Un austère silence régna pendant que nous prenions notre repas.

Je pensai que, si ma présence avait jeté un froid, il était de mon devoir de faire un effort pour le dissiper. Il n’était pas possible que ces gens fussent tous les jours aussi sombres et aussi taciturnes; il n’était pas possible, si mauvais caractère qu’ils eussent, que cet air renfrogné qu’ils avaient tous fût leur air de tous les jours.

– Il est étrange, commençai-je dans l’intervalle entre une tasse de thé et une autre, il est étrange que l’habitude puisse ainsi façonner nos goûts et nos idées. Beaucoup de gens seraient incapables de concevoir l’existence du bonheur dans une vie aussi complètement retirée que la vôtre, Mr Heathcliff; pourtant j’oserai dire que, entouré de votre famille, avec votre aimable épouse comme génie tutélaire de votre foyer et de votre cœur…

– Mon aimable épouse! interrompit-il avec un ricanement presque diabolique. Où est-elle, mon aimable épouse?

– Mrs Heathcliff, votre femme, veux-je dire.

– Ah! bon, oui… Vous voulez sans doute faire entendre que son esprit a pris le rôle d’ange gardien et veille sur le sort de Hurle-Vent, même quand son corps l’a quitté. Est-ce cela?

M’apercevant que je commettais une bévue, j’essayai de la rattraper, j’aurais dû voir qu’il y avait une trop grande disproportion d’âge entre eux deux pour qu’ils pussent avec vraisemblance être mari et femme. L’un avait environ quarante ans: un âge de vigueur mentale où les hommes nourrissent rarement l’illusion d’être épousés par amour par des jeunes filles; ce rêve est réservé comme consolation au déclin de nos années. L’autre ne paraissait pas dix-sept ans.

J’eus une inspiration soudaine. «Le lourdaud qui est à côté de moi, qui boit son thé dans une jatte et mange son pain avec des mains sales, pourrait bien être son mari: Heathcliff junior, sans doute. Voilà ce qui arrive quand on s’enterre vivante: elle s’est jetée sur ce rustre par simple ignorance de l’existence d’êtres supérieurs! C’est bien dommage… il faut que je tâche de lui faire regretter son choix…»… Cette dernière réflexion peut sembler d’un fat: elle ne l’était pas. Mon voisin me frappait comme un être presque repoussant; je savais, par expérience, que je n’étais pas sans séduction.

– Mrs Heathcliff est ma belle-fille, dit Heathcliff, ce qui confirma ma supposition. Il dirigea sur elle, en parlant, un singulier regard: un regard chargé de haine… à moins que, par l’effet d’une disposition anormale, ses muscles faciaux n’interprètent pas, comme ceux des autres humains, le langage de son âme.

– Ah! certainement… je comprends maintenant: vous êtes l’heureux possesseur de cette fée bienfaisante, remarquai-je en me tournant vers mon voisin.

Ce fut encore pis. Le jeune homme devint écarlate et ferma le poing, en donnant tous les signes de préméditation d’un assaut. Mais il parut se ressaisir presque aussitôt et étouffa l’orage sous un brutal juron, grommelé à mon adresse et que, bien entendu, j’eus soin d’ignorer.

– Pas de chances dans vos conjectures, monsieur, observa mon hôte. Aucun de nous n’a le privilège de posséder votre bonne fée; son époux est mort. J’ai dit qu’elle était ma belle-fille; il faut donc qu’elle ait épousé mon fils.

– Et ce jeune homme n’est…

– Pas mon fils assurément.

Heathcliff sourit encore, comme si c’eût été une plaisanterie un peu trop forte de lui attribuer la paternité de cet ours.

– Mon nom est Hareton Earnshaw, bougonna l’autre; et je vous conseille de le respecter!

– Je n’ai fait preuve d’aucune irrévérence, répondis-je, en riant intérieurement de la dignité avec laquelle il se présentait lui-même.

Avant qu’il eût cessé de tenir les yeux fixés sur moi, j’avais détourné de lui mon regard, de crainte d’être tenté de le gifler, ou de donner cours à mon hilarité. Je commençais à me sentir indubitablement peu à ma place dans cet agréable cercle de famille. Le sentiment de bien-être physique que j’éprouvais était plus que neutralisé par la lugubre atmosphère spirituelle qui régnait là. Je résolus de réfléchir avant de m’aventurer sous ce toit une troisième fois.

Le repas terminé, et personne ne manifestant d’un mot la moindre sociabilité, je m’approchai de la fenêtre pour examiner le temps. Un triste spectacle s’offrit à ma vue: une nuit obscure tombait prématurément, le ciel et les collines se confondaient dans un violent tourbillon de vent et de neige épaisse.

– Je ne crois pas qu’il me soit possible maintenant de rentrer chez moi sans un guide, ne pus-je m’empêcher de m’écrier. Les routes doivent avoir déjà disparu; si même elles étaient découvertes, je verrais à peine où mettre le pied.

– Hareton, conduis cette douzaine de moutons sous le porche de la grange. Ils vont être enfouis si on les laisse dans leur parc toute la nuit: et mets une planche devant eux, dit Heathcliff.

– Que faire? continuai-je avec une irritation croissante.

Ma question demeura sans réponse. En jetant un regard autour de moi, je ne vis que Joseph qui apportait un seau de porridge [3] pour les chiens, et Mrs Heathcliff penchée sur le feu, qui s’amusait à faire brûler un paquet d’allumettes tombé du rebord de la cheminée quand elle avait remis la boîte à thé à sa place. Après avoir déposé son fardeau, Joseph passa l’inspection de la pièce et grinça d’une voix chevrotante: