Elle tourna la tête et le regarda.
— Il faut trente secondes pour télécharger du Net un programme qui décrypte les codes de Word, dit-elle.
— On aura un entretien tous les deux sur la notion de ce qui t'appartient et ce qui m'appartient, dit Mikael, et il entra sous la douche.
Quand il revint, Lisbeth avait fermé l'ordinateur et l'avait remis en place dans la pièce de travail. Elle avait démarré son propre PowerBook. Mikael se sentit à peu près persuadé qu'elle avait déjà transféré tout le contenu de son ordinateur.
Lisbeth Salander était une droguée de l'informatique avec une conception hautement libérale de la morale et de l'éthique.
MIKAEL AVAIT JUSTE EU LE TEMPS de s'installer à la table du petit-déjeuner quand on frappa à la porte. Il alla ouvrir. Martin Vanger avait l'air tellement crispé que pendant une seconde Mikael crut qu'il venait annoncer la mort de Henrik Vanger.
— Non, Henrik va aussi bien qu'hier. Je viens pour autre chose. Est-ce que je peux entrer un moment ?
Mikael le fit entrer et le présenta à sa « collaboratrice » Lisbeth Salander. Elle jeta un demi-coup d'œil au grand patron avec un bref hochement de tête avant de retourner à son ordinateur. Martin Vanger salua automatiquement mais il avait l'air tellement distrait qu'il semblait à peine la remarquer. Mikael lui servit une tasse de café et lui dit de s'asseoir.
— De quoi il s'agit ?
— Tu n'es pas abonné à Hedestads-Kuriren ?
— Non. Je le lis de temps en temps au café Susanne.
— Alors tu n'as pas lu le journal d'aujourd'hui ?
— A t'entendre, on dirait que je devrais le faire.
Martin Vanger posa Hedestads-Kuriren sur la table devant Mikael. On lui avait consacré deux colonnes à la une comme amorce et la suite en page 4. Il fixa le titre.
LE JOURNALISTE CONDAMNÉ POUR DIFFAMATION SE CACHE A CÔTÉ DE CHEZ VOUS
Le texte était illustré d'une photo prise au téléobjectif depuis l'église de l'autre côté du pont et on voyait Mikael au moment où il sortait de sa maison.
Le reporter Conny Torsson avait fait de la belle ouvrage en concoctant son portrait dévastateur de Mikael. L'article récapitulait l'affaire Wennerström et soulignait que Mikael avait quitté Millenium la queue entre les jambes et qu'il venait de purger une peine de prison. Pour finir, le texte affirmait, selon la formule, que Mikael avait décliné l'offre de faire une déclaration à Hedestads-Kuriren. Le ton était tel que tout habitant de Hedestad ne pouvait que se dire qu'une Tête de Veau de la Capitale, un Individu Louche, rôdait dans le coin. Aucune des affirmations du texte n'était attaquable en justice, mais elles étaient tournées de manière à donner un éclairage suspect de Mikael ; la photo et le texte jouaient dans le registre description des terroristes politiques. Millenium était décrit comme un « journal d'agitation » peu crédible et le livre de Mikael sur le journalisme économique était présenté comme un ramassis d'affirmations visant à dénigrer des journalistes respectés.
— Mikael... les mots me manquent pour exprimer ce que je ressens en lisant cet article. Il est ignoble.
— Ça, c'est une commande, répondit Mikael calmement. Il scruta Martin Vanger du regard.
— J'espère que tu comprends que je n'ai rien à voir avec ça. J'ai avalé mon café de travers ce matin en lisant le journal.
— Qui ?
— J'ai passé quelques coups de fil tout à l'heure. Conny Torsson travaille comme remplaçant pour l'été. Mais il a fait ce boulot à la demande de Birger.
— Je ne savais pas que Birger avait de l'influence à la rédaction — sauf erreur, il n'est que conseiller municipal et homme politique.
— De façon formelle, il n'a aucune influence. Mais le rédacteur en chef de Kuriren est Gunnar Karlman, fils d'Ingrid Vanger de la branche Johan Vanger. Birger et Gunnar sont des amis proches depuis de nombreuses années.
— Je vois.
— Torsson sera viré immédiatement.
— Il a quel âge ?
— Je n'en sais rien. Pour tout dire, je ne l'ai jamais rencontré.
— Ne le licencie pas. Quand il m'a appelé, il paraissait assez jeune et assez peu expérimenté comme reporter.
— Mais ça ne se passera pas comme ça, sans aucune conséquence.
— Si tu veux mon avis, je trouve la situation un peu absurde lorsque le rédacteur en chef d'un journal qui est la propriété de la famille Vanger s'attaque à un autre journal auquel Henrik Vanger est associé et où toi tu sièges au CA. Le rédacteur en chef Karlman s'attaque donc à toi et à Henrik.
Martin Vanger pesa les paroles de Mikael mais secoua lentement la tête.
— Je comprends ce que tu veux dire. Je devrais mieux cerner les responsabilités. Karlman a des parts dans le groupe et il a toujours essayé de me tirer dans le dos, mais ceci ressemble plus à une vengeance de Birger parce que tu l'as pris de haut dans le couloir à l'hôpital. Pour lui, tu es un empêcheur de tourner en rond.
— Je le sais. C'est pour ça que je pense que Torsson est quand même le plus honnête dans l'affaire. Il en faut beaucoup pour qu'un jeune remplaçant dise non quand le rédacteur en chef lui ordonne d'écrire d'une certaine façon.
— Je pourrais exiger qu'on t'adresse des excuses publiques dans les pages de demain.
— Ne fais pas ça. Le seul résultat serait une lutte interminable qui rendrait la situation encore pire.
— Alors tu veux dire que je dois laisser tomber ?
— Oui, ce serait mieux. Karlman fera des histoires et au pire tu seras qualifié de salaud en ta qualité de propriétaire qui d'une façon illégale cherche à influencer la libre opinion du public.
— Excuse-moi, Mikael, mais je ne suis pas d'accord avec toi. Moi aussi j'ai le droit de formuler une opinion. Mon avis est que cet article pue — et j'ai l'intention de bien clarifier ce que j'en pense. Je suis malgré tout le suppléant de Henrik à la direction de Millenium et à ce titre je ne peux pas laisser passer ce genre d'insinuations.
— D'accord.
— Je vais donc demander un droit de réponse. Où je vais dépeindre Karlman comme un idiot. Tant pis pour lui.
— Vas-y, agis selon tes convictions.
— Pour moi il est important aussi que tu comprennes réellement que je n'ai rien à voir avec cette attaque infâme.
— Je te crois, dit Mikael.
— De plus, je n'ai pas vraiment envie de discuter de cela maintenant, mais ceci remet sur le tapis ce que nous nous sommes déjà dit. Il est important que tu te réinstalles à la rédaction de Millenium, pour que nous puissions montrer un front uni. Tant que tu seras absent, les ragots continueront bon train. Je crois en Millenium et je suis persuadé que nous pouvons gagner ce combat ensemble.
— Je comprends ton point de vue, mais maintenant c'est à mon tour de ne pas être d'accord avec toi. Je ne peux pas rompre mon contrat avec Henrik et le fait est que je n'en ai pas envie non plus. Je l'aime bien, tu sais. Et cette histoire de Harriet...
— Oui ?
— Je comprends que tu trouves ça pénible et je réalise que Henrik est obsédé par ça depuis des années.