— Déception ? demanda Mikael stupéfait.
— Exactement. Déception. Elles s'imaginent que parce qu'elles me contentent, elles vont survivre. Elles s'adaptent à mes règles. Elles commencent à avoir confiance en moi et développent une camaraderie avec moi, et jusqu'à la fin elles espèrent que cette camaraderie signifie quelque chose. Leur déception vient du fait qu'elles découvrent soudain qu'elles ont été bernées.
Martin Vanger fit le tour de la table et s'appuya contre la cage en acier.
— Toi, avec tes conventions de petit-bourgeois, tu ne pourras jamais comprendre, mais c'est la planification du kidnapping qui procure l'excitation. Il ne faut pas agir sur une impulsion — les kidnappeurs de ce genre se font toujours coincer. C'est une véritable science avec mille détails à prendre en compte. Je dois identifier une proie et cataloguer sa vie. Qui est-elle ? D'où vient-elle ? Où pourrai-je la coincer ? Comment vais-je faire pour me retrouver seul avec ma proie, sans que mon nom ni quoi que ce soit apparaissent dans une future enquête de police ?
Arrête, pensa Mikael. Martin Vanger discutait les kidnappings et les meurtres sur un ton presque universitaire, un peu comme s'il exposait un avis contraire dans une question de théologie ésotérique.
— Est-ce que tout ceci t'intéresse vraiment, Mikael ?
Il se pencha en avant et caressa la joue de Mikael. Son contact était doux, presque tendre.
— Tu réalises sans doute que cette affaire ne peut se terminer que d'une seule manière. Ça te dérange si je fume ?
Mikael secoua la tête.
— N'hésite pas à m'offrir une cigarette, répondit-il.
Martin Vanger accéda à sa demande. Il alluma deux cigarettes et en glissa doucement une entre les lèvres de Mikael, le laissa tirer dessus en la tenant.
— Merci, dit Mikael automatiquement.
Martin Vanger rit de nouveau.
— Tu vois. Tu as déjà commencé à t'adapter au principe de la soumission. Je tiens ta vie entre mes mains, Mikael. Tu sais que je peux te tuer d'une seconde à l'autre. Tu m'as supplié d'améliorer ta qualité de vie et tu l'as fait en utilisant un argument rationnel et une touche de flatterie. Tu as obtenu ta récompense.
Mikael hocha la tête. Son cœur battait à tout rompre, c'était quasiment insupportable.
A 23 H 15, Lisbeth Salander but une gorgée d'eau de sa bouteille, tout en tournant les pages. Contrairement à Mikael plus tôt dans la journée, elle n'avala pas de travers. Par contre, elle écarquilla les yeux quand elle fit le lien.
Clic !
Pendant deux heures elle avait parcouru des bulletins du personnel provenant de tous les azimuts du groupe Vanger. Le bulletin principal s'intitulait simplement Les Informations du groupe Vanger, et portait le logo du groupe — un drapeau suédois flottant au vent et dont la pointe formait une flèche. Le magazine était manifestement conçu par le département communication au QG du groupe pour qu'ils se sentent membres d'une grande famille.
Pour les vacances d'hiver en février 1967, Henrik Vanger avait eu un geste grandiose et invité cinquante des employés du siège avec leurs familles à une semaine de ski dans le Härjedalen. Motif de cette invitation : le groupe avait affiché des résultats records l'année précédente — un remerciement pour de nombreuses heures de travail. Le département communication, invité lui aussi, avait réalisé un reportage photo sur la station louée pour l'occasion.
Un tas de photos des pistes de ski avec des légendes amusantes. Certaines avaient été prises au bar, avec des gars hilares, le visage marqué par le froid, et qui levaient leurs chopes de bière. Deux photos d'une petite cérémonie matinale où Henrik Vanger désignait « meilleure employée de bureau de l'année » une secrétaire nommée Ulla-Britt Mogren, quarante et un ans. Elle recevait une prime de 500 couronnes et un saladier en verre.
La distribution du prix avait eu lieu sur la terrasse de l'hôtel, apparemment juste avant que les gens se lancent de nouveau sur les pistes. Sur la photo, on voyait une vingtaine de personnes. A droite, juste derrière Henrik Vanger, se tenait un homme aux longs cheveux blonds. Il portait une doudoune sombre avec une partie distincte sur les épaules. Comme le bulletin était en noir et blanc, la couleur n'apparaissait pas, mais Lisbeth Salander était prête à parier sa tête que c'était rouge.
La légende expliquait le contexte : A l'extrême droite, Martin Vanger, dix-neuf ans, étudiant à Uppsala. Que l'on dit quelqu'un de très prometteur dans la direction du groupe.
— Cette fois, je t'ai, mon petit gars, dit Lisbeth Salander à voix basse.
Elle éteignit la lampe de bureau et laissa les bulletins du personnel en désordre sur le bureau — cette pouffe de Bodil Lindgren n'aura qu'à ranger tout ça demain.
Elle sortit sur le parking par une porte latérale. Arrivée à mi-chemin de sa moto, elle se souvint qu'elle avait promis d'annoncer son départ au gardien. Elle s'arrêta et regarda le parking. Le gardien se trouvait de l'autre côté du bâtiment. Cela signifiait qu'elle serait obligée de retourner sur ses pas et de faire le tour de la maison. Va te faire foutre ! décida-t-elle.
Arrivée à sa moto, elle alluma son portable et fit le numéro de Mikael. Une voix annonça que son correspondant n'était pas disponible. Par contre, elle découvrit que Mikael avait essayé de l'appeler pas moins de treize fois entre 15 h 30 et 21 heures. Il n'avait pas appelé au cours des deux dernières heures.
Lisbeth composa le numéro du téléphone fixe dans la maison des invités, mais sans réponse. Elle fronça les sourcils, attacha la sacoche de son ordinateur, mit son casque et démarra la moto. Il lui fallut dix minutes pour aller du siège Vanger dans la zone industrielle de Hedestad jusqu'à l'île. C'était allumé dans la cuisine, mais la maison était vide.
Lisbeth Salander sortit jeter un coup d'œil dehors. Sa première pensée fut que Mikael était allé chez Dirch Frode, mais dès le pont elle put constater que les lumières dans la villa de Frode sur l'autre rive étaient éteintes. Elle regarda sa montre, qui indiquait 23 h 40.
Elle retourna à la maison, ouvrit le placard et sortit les bécanes qui stockaient les images de surveillance des caméras. Il lui fallut un moment pour établir le déroulement des événements.
A 15 h 32, Mikael était arrivé à la maison.
A 16 h 03, il était sorti boire un café dans le jardin. Il avait avec lui un dossier qu'il avait examiné. Il avait passé trois coups de fil brefs pendant l'heure qu'il avait passée dans le jardin. Les trois appels correspondaient à la minute près aux appels auxquels elle n'avait pas répondu.
A 17 h 21 Mikael était sorti. Il était de retour moins de quinze minutes plus tard. A 18 h 20, il était sorti jusqu'à la grille et avait regardé du côté du pont.
A 21 h 03, il était sorti. Il n'était pas revenu.