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Après la visite d'Erika, il avait rouvert l'album de photos et était resté plusieurs heures à regarder les clichés les uns après les autres en essayant de comprendre ce qui l'avait fait réagir. Finalement, il avait tout laissé tomber et s'était remis à travailler sur la chronique familiale.

Un des premiers jours de juin, Mikael se rendit à Hedestad. Il était en train de penser à tout autre chose quand le bus tourna dans la rue de la Gare et que soudain il comprit ce qui avait germé dans son cerveau. La lumière le frappa comme un éclair dans un ciel sans nuages. Il en fut si secoué qu'il continua jusqu'au terminus à la gare, puis retourna immédiatement à Hedeby pour vérifier si ses souvenirs étaient exacts.

Il s'agissait de la toute première photo de l'album.

La dernière photo qu'on avait de Harriet avait été prise en ce jour funeste dans la rue de la Gare à Hedestad, quand elle regardait le défilé de la fête des Enfants.

La photo faisait tache dans l'album. Elle s'y était retrouvée parce qu'elle avait été prise le même jour, mais c'était la seule des quelque cent quatre-vingts photos de l'album à ne pas être focalisée sur l'accident du pont. Chaque fois que Mikael et (supposait-il) tous les autres avaient regardé l'album, c'étaient les personnes et les détails des photos du pont qui avaient attiré leur attention. Il n'y avait rien de dramatique dans les photos d'une foule contemplant le défilé de la fête des Enfants à Hedestad, plusieurs heures avant les événements décisifs.

Henrik Vanger avait probablement vu la photo des milliers de fois et constaté avec regret qu'il ne reverrait plus jamais Harriet. Il était probablement irrité qu'elle ait été prise de si loin que Harriet Vanger n'apparaissait que comme n'importe quel personnage dans la foule.

Mais ce n'était pas cela qui avait fait réagir Mikael.

La photo était prise de l'autre côté de la rue, probablement d'une fenêtre au premier étage. Le grand-angle captait l'avant d'un des camions du défilé. Sur le plateau, vêtues de maillots de bain scintillants et de sarouals exotiques, des femmes jetaient des bonbons aux spectateurs. Certaines semblaient danser. Devant le camion sautillaient trois clowns.

Harriet était au premier rang du public sur le trottoir. A côté d'elle, trois copines de classe et autour d'elles au moins cent autres habitants de Hedestad.

C'était cela que le subconscient de Mikael avait noté et qui soudain était remonté à la surface lorsque le bus était passé exactement à l'endroit où la photo avait été prise.

Le public se comportait comme un public doit se comporter. Les yeux du public suivent toujours la balle dans un match de tennis ou le palet sur la glace lors d'un match de hockey. Ceux qui étaient les plus à gauche regardaient les clowns qui se trouvaient juste devant eux. Ceux qui étaient plus près du camion braquaient leur regard sur le plateau avec les filles peu vêtues. Leurs visages étaient souriants. Des enfants pointaient le doigt. Certains riaient. Tout le monde avait l'air heureux.

Tous sauf une personne.

Harriet Vanger regardait sur le côté. Ses trois copines et tous ceux qui l'entouraient regardaient les clowns. Le visage de Harriet était tourné trente ou trente-cinq degrés plus à droite. Son regard semblait fixé sur quelque chose de l'autre côté de la rue, mais en dehors du coin gauche inférieur de la photo.

Mikael sortit la loupe et essaya de distinguer les détails. La photo était prise de trop loin pour qu'il puisse être vraiment sûr, mais contrairement à tous les autres, le visage de Harriet n'exprimait aucune joie. La bouche était un trait mince. Les yeux grands ouverts. Ses mains reposaient mollement le long de son corps. Elle avait l'air d'avoir peur. D'avoir peur ou d'être en colère.

MIKAEL SORTIT LA PHOTO de l'album, la fourra dans une pochette plastique et prit le bus suivant pour Hedestad. Il descendit dans la rue de la Gare et se plaça à l'endroit d'où la photo avait dû être prise. C'était juste en bordure de ce qui constituait le centre-ville. Il s'agissait d'un bâtiment en bois à un étage abritant une boutique vidéo et Sundström, la Mode au Masculin, établi en 1932 selon une plaquette sur la porte d'entrée. Il entra et s'aperçut tout de suite que la boutique occupait les deux étages ; un escalier en colimaçon menait au premier.

En haut de l'escalier, deux fenêtres donnaient sur la rue. C'était là que le photographe s'était tenu.

— Je peux vous aider ? demanda un vendeur d'un certain âge lorsque Mikael sortit la pochette avec la photographie. Il y avait peu de monde dans la boutique.

— Eh bien, en fait je voudrais seulement vérifier d'où cette photo a été prise. Vous me permettez d'ouvrir la fenêtre une seconde ?

On le lui permit et il brandit la photo devant lui. Il pouvait voir l'endroit exact où s'était tenue Harriet Vanger. L'un des deux bâtiments en bois qu'on apercevait derrière elle avait disparu, remplacé par une construction carrée en brique. L'autre bâtiment, qui avait survécu, abritait une papeterie en 1966 ; aujourd'hui on y trouvait un magasin de diététique et un solarium. Mikael referma la fenêtre, remercia et s'excusa pour le dérangement.

En bas dans la rue, il alla se placer à l'endroit où s'était tenue Harriet. Il lui fut facile de se repérer entre la fenêtre au premier étage de la boutique de vêtements et la porte du solarium. Il tourna la tête et visa le long de la ligne de mire de Harriet. Pour autant que Mikael pouvait l'estimer, elle avait regardé vers le coin du bâtiment qui abritait la Mode-au-Masculin. C'était un coin de maison tout à fait ordinaire, d'où s'échappait une rue latérale. Qu'est-ce que tu as pu voir là, Harriet ?

MIKAEL FOURRA LA PHOTO dans sa sacoche et rejoignit à pied le parc de la gare, où il s'assit à une terrasse et commanda un caffè latte. Il se sentait soudain ébranlé.

Dans les polars anglais, cela s'appelait new évidence, ce qui avait plus de poids encore qu'une « nouvelle donnée ». Il venait tout à coup de voir quelque chose de nouveau, que personne d'autre n'avait remarqué dans une investigation qui piétinait depuis trente-sept ans.

Le problème était seulement qu'il ne savait pas très bien quelle valeur avait son nouvel acquis, ni même s'il en avait. Pourtant, ça semblait important.

Le jour de septembre où Harriet avait disparu avait été dramatique de plusieurs manières. C'était un jour de fête à Hedestad avec plusieurs milliers de personnes dans les rues, jeunes comme vieux. Et il y avait eu le rassemblement familial annuel sur l'île. Rien que ces deux événements constituaient des écarts collectifs de la routine ordinaire de la localité. Et, comme cerise sur le gâteau, l'accident du pont était venu jeter son ombre sur tout le reste.

L'inspecteur Morell, Henrik Vanger et tous ceux qui avaient réfléchi sur la disparition de Harriet s'étaient concentrés sur les événements advenus sur l'île. Morell avait même écrit qu'il n'arrivait pas à se dégager du soupçon que l'accident et la disparition de Harriet étaient liés. Mikael fut tout à coup convaincu que c'était entièrement faux.