Il lui tourna le dos et continua à verser l'eau puis commença à ouvrir les pots sur la paillasse.
— D'ailleurs, je sais comment tu fais. Je connais tes secrets.
LISBETH SALANDER FERMA LES YEUX et elle aurait voulu que le sol s'ouvre sous ses pieds. Elle se trouvait dans un état de paralysie intellectuelle. Elle avait la gueule de bois. La situation était irréelle et son cerveau refusait de fonctionner. Jamais auparavant elle n'avait rencontré l'un de ses objets d'enquête face à face. Il sait où j'habite ! Il se trouvait dans sa cuisine. C'était impossible. Ça ne devait pas pouvoir arriver. Il sait qui je suis !
Elle se rendit compte soudain que le drap avait glissé et elle le serra davantage autour de son corps. Il dit quelque chose qu'elle commença par ne pas comprendre.
— Il faut qu'on parle toi et moi, répéta-t-il. Mais j'ai l'impression qu'il faudrait d'abord que tu passes sous la douche.
Elle essaya de parler de façon cohérente.
— Dis donc, si tu as l'intention de faire des histoires, ce n'est pas à moi qu'il faut t'en prendre. J'ai fait un boulot. Discutes-en avec mon chef.
Il se planta devant elle et leva les mains, paumes vers l'extérieur. Je ne suis pas armé. Un signe de paix universel.
— J'ai déjà parlé avec Dragan Armanskij. Il veut d'ailleurs que tu l'appelles — tu n'as pas répondu au portable hier soir.
Il s'approcha d'elle. Elle ne ressentit pas de menace mais recula quand même de quelques centimètres quand il frôla son bras et indiqua la porte de la salle de bains. Elle n'aimait pas qu'on la touche sans autorisation, même si l'intention était amicale.
— Tout va bien, fit-il d'une voix calme. Mais il faut absolument que je te parle. Dès que tu seras réveillée, j'entends. Le café sera prêt quand tu seras habillée. Allez. A la douche.
Elle lui obéit sans volonté. Lisbeth Salander n'est jamais sans volonté, pensa-t-elle.
DANS LA SALLE DE BAINS, elle s'appuya contre la porte et essaya de rassembler ses pensées. Elle était plus ébranlée que ce à quoi elle aurait pu s'attendre. Puis elle prit lentement conscience que sa vessie était en train d'exploser et qu'une douche n'était pas seulement un bon conseil mais aussi une nécessité après l'agitation de la nuit. Quand elle eut fini, elle se coula dans la chambre et enfila une culotte, un jean et un tee-shirt barré d'Armageddon was yesterday — today we have a serious problem.
Après une seconde de réflexion, elle prit son blouson de cuir qu'elle avait jeté sur une chaise. Elle en sortit la matraque électrique, contrôla la charge et la fourra dans la poche arrière du jean. Une odeur de café se répandit dans l'appartement. Elle respira à fond et retourna dans la cuisine.
— Tu ne fais jamais le ménage ? dit-il d'un ton moqueur.
Il avait mis toute la vaisselle sale dans l'évier, vidé les cendriers, jeté la vieille brique de lait et nettoyé la table de cinq semaines de journaux, il avait passé une éponge et disposé des tasses et — ce n'était donc pas une plaisanterie des bagels. Ça avait l'air appétissant et elle avait effectivement faim après la nuit avec Mimmi. D'accord, on verra bien où tout ça va nous mener. Elle s'installa en face de lui, sur ses gardes.
— Tu n'as pas répondu à ma question. Rôti de bœuf, dinde ou végétarien ?
— Rôti de bœuf.
— Alors je prends la dinde.
Ils mangèrent en silence tout en s'observant mutuellement. Quand elle eut fini son bagel, elle engloutit aussi la moitié du végétarien. Elle trouva un paquet de cigarettes fripé sur le rebord de la fenêtre et en sortit une.
— Tant mieux, comme ça je le sais, dit-il, rompant le silence. Je ne suis peut-être pas aussi doué que toi pour les enquêtes personnelles, mais maintenant je sais en tout cas que tu n'es pas végétalienne ni — comme le croyait Dirch Frode — anorexique. Je vais entrer ces données dans mon rapport sur toi.
Salander le dévisagea, mais en voyant sa mine elle comprit qu'il se fichait d'elle. Il avait l'air de tellement s'amuser qu'elle ne put s'empêcher de répondre de la même façon. Elle le gratifia d'un sourire de guingois. La situation était insensée. Elle repoussa l'assiette. Les yeux de ce type étaient amicaux. Après tout, il n'était probablement pas un méchant, décida-t-elle. Rien non plus dans l'ESP qu'elle avait faite n'insinuait qu'il était un salopard prompt à tabasser ses copines ou des choses comme ça. Elle se souvint que c'était elle qui savait tout sur lui — pas le contraire. Connaissance égale pouvoir.
— Pourquoi tu rigoles ? demanda-t-elle.
— Pardon. Je n'avais pas prévu de faire une telle entrée. Je n'avais pas l'intention de te faire peur, alors que c'est manifestement ce qui s'est passé. Mais tu aurais dû voir ta mine quand tu as ouvert la porte. C'était impayable. Je n'ai pas pu résister à la tentation de te faire marcher un peu.
Silence. A sa grande surprise, Lisbeth Salander trouva soudain sa compagnie forcée relativement acceptable — ou en tout cas pas désagréable.
— Considère que je me suis vengé d'avoir appris que tu avais farfouillé dans ma vie privée, dit-il gaiement. Tu as peur de moi ?
— Non, répondit Salander.
— Tant mieux. Je ne suis ici ni pour te faire du mal ni pour faire des histoires.
— Si tu essaies de me toucher, je te ferai très mal. Sérieux.
Mikael l'observa. Elle mesurait un peu plus de cent cinquante centimètres et n'avait pas l'air d'avoir grand-chose à opposer s'il avait été un malfaiteur qui s'était introduit dans son appartement. Mais ses yeux étaient inexpressifs et calmes.
— Ce n'est pas d'actualité, finit-il par dire. Je n'ai pas de mauvaises intentions. J'ai besoin de parler avec toi. Si tu veux que je m'en aille, tu n'as qu'à le dire. Il réfléchit une seconde. Bizarrement, j'ai l'impression de... non rien. Il s'interrompit.
— Quoi ?
— Je ne sais trop si ce que je vais dire a un sens, mais il y a quatre jours, je ne connaissais pas ton existence. Puis j'ai pu lire ton analyse de moi — il fouilla dans sa sacoche et trouva le rapport —, ce qui n'a pas été totalement une lecture amusante.
Il se tut et regarda un moment par la fenêtre.
— Est-ce que je peux te taxer une cigarette ? Elle poussa le paquet vers lui.
— Tu as dit tout à l'heure que nous ne nous connaissions pas et j'ai répondu que c'était faux. Il montra le rapport. Je ne t'ai pas encore rattrapée — je n'ai fait que quelques petites vérifs de routine pour sortir ton adresse, ton état civil et des trucs comme ça — mais toi, tu sais définitivement pas mal de choses sur moi. Une bonne part sont des trucs très personnels que seuls mes amis très proches connaissent. Et maintenant je suis ici dans ta cuisine en train de manger des bagels avec toi. Ça fait une demi-heure qu'on se connaît et j'ai comme la sensation qu'on se connaît depuis des années. Tu comprends ce que je veux dire ?
Elle hocha la tête.
— Tu as de beaux yeux, dit-il.
— Tu as des yeux gentils, répondit-elle.
Il n'arriva pas à déterminer si c'était de l'ironie. Silence.