— Pourquoi tu es ici ? demanda-t-elle soudain.
Super Blomkvist — le surnom lui vint à l'esprit et elle étouffa une impulsion de le dire à voix haute — prit soudain un air sérieux. Elle discernait une fatigue dans son regard. L'assurance qu'il avait affichée depuis qu'il s'était introduit chez elle s'était envolée, et elle en tira la conclusion que les pitreries étaient terminées ou du moins avaient été ajournées. Pour la première fois, elle sentit qu'il l'examinait, avec intensité et réflexion. Elle n'arrivait pas à déterminer ce qui se passait dans sa tête, mais elle sentit immédiatement que sa visite avait pris une tonalité plus sérieuse.
LISBETH SALANDER ÉTAIT CONSCIENTE que son calme n'était que superficiel et qu'elle ne contrôlait pas vraiment ses nerfs. La visite totalement inattendue de Blomkvist l'avait secouée d'une façon qu'elle n'avait jamais auparavant connue dans son travail. Elle gagnait sa vie à espionner des gens. En réalité, elle n'avait jamais vraiment défini ce qu'elle faisait pour Dragan Armanskij comme un vrai travail, plutôt comme un passe-temps complexe, presque un hobby.
La vérité était — depuis longtemps elle l'avait constaté qu'elle aimait fouiner dans la vie d'autrui et révéler des secrets que les gens essayaient de dissimuler. Elle avait agi ainsi — sous une forme ou une autre — depuis aussi longtemps qu'elle pouvait s'en souvenir. Et elle le faisait encore aujourd'hui, pas seulement quand Armanskij lui donnait des missions mais parfois rien que par plaisir. Cela faisait monter en elle une poussée de satisfaction — exactement comme dans un jeu vidéo compliqué, à la différence qu'il s'agissait de personnes vivantes. Et voilà que tout à coup son hobby était installé dans sa cuisine et lui offrait des bagels. Situation totalement absurde.
— J'ai un problème fascinant, dit Mikael. Dis-moi, quand tu as fait ton ESP sur moi pour Dirch Frode, est-ce que tu savais à quoi elle allait servir ?
— Non.
— Le but était d'obtenir des informations sur moi parce que Frode, ou plus exactement son commanditaire, voulait m'engager pour un boulot free-lance.
— Ah bon.
Il lui adressa un faible sourire.
— Un jour, toi et moi on aura une conversation sur les aspects éthiques du fouinage dans la vie privée d'autrui. Mais pour le moment, j'ai d'autres chats à fouetter... Le boulot qu'on m'a donné, et que pour une raison incompréhensible j'ai accepté, est sans conteste la mission la plus bizarre que j'aie jamais eue. Est-ce que je peux te faire confiance, Lisbeth ?
— Comment ça ?
— Dragan Armanskij dit que tu es entièrement fiable. Mais je te pose quand même la question. Est-ce que je peux te raconter des secrets sans que tu les divulgues, à qui que ce soit ?
— Attends. Tu as donc parlé avec Dragan ; c'est lui qui t'a envoyé ici ?
Je vais te péter la gueule, sale connard d'Arménien.
— Eh bien, pas exactement. Tu n'es pas la seule à savoir trouver une adresse et il se trouve que je me suis débrouillé tout seul. Je t'ai recherchée dans les registres de l'état civil. Il y a trois personnes qui s'appellent Lisbeth Salander, et les deux autres étaient hors de question. Mais j'ai contacté Armanskij hier et nous avons eu une longue conversation. Lui aussi au début a cru que je venais faire des histoires parce que tu as fouiné dans ma vie privée, mais il a fini par comprendre que ma requête était tout à fait légitime.
— Ce qui veut dire ?
— Le commanditaire de Dirch Frode m'a donc engagé pour un boulot. Je suis arrivé maintenant à un point où j'ai besoin de l'aide d'un enquêteur qualifié et ça de toute urgence. Frode m'a parlé de toi et de ta compétence. Ça lui a échappé, et c'est comme ça que j'ai appris que tu avais fait une ESP sur moi. Hier j'ai parlé avec Armanskij et j'ai expliqué ce que je voulais. Il a donné le feu vert et il a essayé de t'appeler mais tu ne répondais pas au téléphone, alors... me voici. Tu peux appeler Armanskij pour vérifier si tu veux.
IL FALLUT PLUSIEURS MINUTES à Lisbeth Salander pour trouver son téléphone portable sous le tas de vêtements que Mimmi l'avait aidée à enlever. Mikael Blomkvist contempla sa fouille chaotique avec beaucoup d'intérêt tout en vaquant dans l'appartement. Tous les meubles, sans exception, semblaient sortir droit de bennes à ordures. Sur une petite table de travail dans le séjour trônait une impressionnante installation informatique. Et elle avait un lecteur de CD sur une étagère. Sa collection de CD, en revanche, était tout sauf impressionnante — une malheureuse dizaine de disques avec des groupes dont Mikael n'avait jamais entendu parler et sur les pochettes desquels les artistes ressemblaient à des vampires issus des confins de l'espace. La musique, de toute évidence, n'était pas le domaine de Lisbeth.
Salander constata qu'Armanskij l'avait appelée pas moins de sept fois au cours de la soirée et deux fois dans la matinée. Elle composa son numéro tandis que Mikael s'adossait au chambranle pour écouter la conversation.
— C'est moi... Désolée, je l'avais coupé... Je sais qu'il veut m'engager... Non, il est ici chez moi... Elle leva la voix. Dragan, j'ai la gueule de bois et j'ai mal à la tête, alors arrête ton baratin ; est-ce que tu as donné le feu vert ou pas ?... Merci.
Clic.
Lisbeth Salander regarda Mikael Blomkvist par l'entrebâillement de la porte. Il contemplait ses CD et sortait des livres des étagères, et il venait de trouver un flacon de médicament marron sans étiquette qu'il brandissait vers la lumière avec curiosité. Il s'apprêtait à dévisser le bouchon quand elle tendit la main et lui prit le flacon, retourna dans la cuisine, s'assit et se massa les tempes jusqu'à ce que Mikael se soit rassis.
— Les règles sont simples, dit-elle. Rien de ce que tu discutes avec moi ou avec Dragan Armanskij n'atteindra quelqu'un d'extérieur. Nous allons signer un contrat dans lequel Milton Security s'engage à garder le silence. Je veux savoir en quoi consiste le boulot avant de décider si je veux travailler pour toi ou pas. Cela signifie que je garderai le silence sur tout ce que tu me raconteras, que j'accepte le boulot ou pas, à condition que tu ne révèles pas qu'il s'agit d'une activité criminelle d'envergure. Dans ce cas, je ferai un rapport à Dragan, qui à son tour préviendra la police.
— Bien. Il hésita. Armanskij ne sait peut-être pas exactement ce pour quoi je veux t'engager...
— Il m'a dit que tu voulais de l'aide pour une recherche historique.
— Oui, c'est exact. Mais ce que je veux que tu fasses, c'est m'aider à identifier un meurtrier.
IL FALLUT PLUS D'UNE HEURE à Mikael pour raconter tous les détails embrouillés du cas Harriet Vanger. Il n'en omit pas un. Il avait eu l'autorisation de Frode de l'engager et, pour ce faire, il était obligé de pouvoir lui accorder entièrement sa confiance.
Il parla aussi de ses relations avec Cécilia Vanger et comment il avait découvert son visage à la fenêtre de Harriet. Il donna à Lisbeth autant de précisions qu'il pouvait sur sa personnalité. Il commençait à admettre que Cécilia avait grimpé très haut sur la liste des suspects. Mais il était encore loin de comprendre comment Harriet pouvait avoir des liens avec un assassin en activité à une époque où elle était encore une petite fille.