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Était-elle vraiment seule dans ces ateliers qui lui paraissaient immenses avec leurs recoins de pénombre ? À la sortie du lycée, Julien lui avait dit qu’il rejoignait un groupe d’amis au Mourillon. Quels amis, lui qui, dans de fréquents caprices, ignorait, snobait garçons et filles ?

Astrid ne se serait jamais hasardée ici, elle faisait les boutiques mais plus sûrement rencontrait son amant chez lui, avenue Roosevelt. Lui avait-elle annoncé sa grossesse ? Était-il ravi, catastrophé, perplexe ? Julia ne pensait pas qu’Astrid attachât grande importance à cette liaison. Ce n’était ni la première ni certainement la dernière. Mais alors pourquoi n’avait-elle pris aucune précaution, paraissant au contraire satisfaite de son état ? Affichage naïf et roublard d’une étemelle jeunesse ? Se voyait-elle en jeune maman de quarante ans, pouponnant comme une gamine irresponsable ? Ou inconscient désir de combler le vide ouvert avec le cerveau détruit de Manuel, le vide prémonitoire de sa disparition ?

— Mais oui, je compte le nourrir au sein. Je ne me suis jamais posé la question et je m’étonne que tu le fasses. Je n’ai pas hésité un instant. Jamais rien d’autre que le lait maternel dans les débuts. D’abord ce ne serait pas équitable. Puisque vous en avez tous trois bénéficié, je ne vois pas pourquoi cet enfant en serait privé. Et puis c’est assommant ces biberons, ces dosages, ces tétines. C’est si simple d’ouvrir son corsage pour offrir son petit repas au bébé. Je n’ai pas une poitrine opulente en temps ordinaire, mais tu verras, une fois que le bébé sera là, elle le sera opulente, énorme. Comme elle l’était pour vous deux, si goulus. On aurait dit que Julien et toi faisiez une compétition ! Manuel a été moins vorace.

Sa mère rayonnait à cette perspective et il était facile de l’imaginer assise confortablement sur le canapé, regardant avec fierté son poupon au sein.

Julia avait failli lancer un « Tu crois que Julien appréciera ? » englobant tout à la fois cette annonce d’un nouveau-né et de l’allaitement choisi, mais avait renoncé. Trop équivoque, trop méchant. C’était à l’amant, le père potentiel, qu’il aurait fallu poser la question. Mais de celui-là l’opinion importerait peu. Il n’existerait plus, très vite.

— Ce sera un garçon mais la dernière échographie l’établira plus nettement…

Juste comme elle s’était enfin décidée à soulever la trappe, elle repéra ce qui avait l’apparence d’une rondelle ou d’un écrou plat tout au bout d’une des trois allées partant de chaque côté d’une travée centrale. Mais ce n’était ni l’une ni l’autre. Un tampon de feutre durci par le temps, la poussière, un joint peut-être ? Une pastille plutôt, blanchâtre, bombée. Elle l’essuya contre son tee-shirt, la gratta de l’ongle, l’effrita, pensant d’abord goûter la poussière obtenue du bout de la langue, ne pouvant s’y résoudre.

Elle finit par la fourrer dans sa poche, essaya de repérer la clé de cette autre trappe. À cause de ce truc tombé juste à côté, celle-là l’intéressait davantage. Impossible pour l’instant de définir autrement cette pastille, de lui donner son nom, refusant que ce fût ce qu’elle imaginait trop vite.

La trappe renversée, elle dut s’écarter des émanations, plus irritantes que jamais. Une seule goutte d’eau là-dedans et une écume effervescente aurait bouillonné au-dehors, débordé, envahissant toute la surface de l’atelier en avalant tous les obstacles, l’obligeant à s’enfuir. Comme dans un film de SF, elle se voyait en train de courir en hurlant tandis que la mousse bien vivante et mortelle gagnait sur elle.

— On se calme ! Le danger c’est l’eau dans l’acide ou l’acide dans l’eau ? Je ne sais plus. La chimie et moi… Est-ce que vraiment ça peut ronger jusqu’au bout ? Peut-être une mouche invertébrée mais… un animal ! Essayons d’être indifférente. Un chien par exemple. Des années durant… C’est possible. Un être plus important ?…

Elle colla un kleenex sous ses narines, essaya de se pencher mais la masse noire, huileuse, luisait en reflets sinistres d’eau profonde d’abîme. Elle se sentait instable ainsi à genoux. Prise de vertige, elle oscillait.

Elle savait ce qu’il aurait fallu. Une épuisette ! Celle avec laquelle, enfants, Julien et elle fouettaient l’air sans jamais attraper un seul papillon. Celle plus grande du papé Mounitier, pêcheur à ses moments perdus à bord d’un pointu au moteur cafouilleux ? La poche du filet était-elle en coton ou en nylon ? Important car le nylon pourrait affronter le liquide un temps, avant de se dissoudre. Bon, mais elle ne se voyait pas en train de récupérer l’épuisette qui lui avait toujours paru surdimensionnée, de la descendre du grenier, de traverser la maison, le jardin, le chemin privé en la portant sur l’épaule. Et elle ne se voyait pas non plus drainant le contenu de cette cuve. Au risque de recueillir l’horreur.

Le soir même, elle sut que la pastille en était un. Décoloré, dur comme un caillou, mais sucré. Un Smarties. Au bord de l’une des cuves remplies d’acide chlorhydrique ou d’un autre liquide tout aussi dangereux. Oublié ? Pire ! Zoup, avant le plongeon, n’avait même pas eu la consolation de le laper.

Peut-être qu’un des employés de jadis aimait aussi les Smarties et en avait fait tomber un ?

Chapitre 15

Une fois de plus, les mains protégées par des gants de ménage en latex, elle recompta les modèles réduits de 2 CV sur la cheminée de la chambre de Manuel. Elle les examina tous, les retourna et resta perplexe. Furieuse aussi de ne pas avoir mémorisé leur apparence lors de son dernier examen. La plupart portaient-ils déjà ce signe imperceptible gravé par son aîné, en forme d’un 1 à l’envers ? Une griffe discrète, paraissant ancienne.

Cette collection n’existait que depuis que Manuel était revenu de son établissement spécialisé. Là-bas, il n’emportait que son sac en toile écrue contenant dix-sept miniatures. C’est par la suite que les uns et les autres, sa mère et les jumeaux, quelques amis, quelques anciens camarades apprenant son « hobby », avaient commencé à lui offrir des miniatures.

Manuel les acceptait, l’air perplexe, peut-être contrarié, les conservait dans le tiroir de sa commode et ne les exposait pas tant que leur nombre n’atteignait pas le dix-sept. En attendant la trente-quatrième, puis la cinquante et unième, Manuel les fourrait systématiquement dans son tiroir. Mais il avait fixé une limite car il n’avait pas exposé une quatrième série qui aurait porté le total à soixante-huit. Il s’en était tenu à cinquante et une. Toutes celles qu’on avait pu lui offrir par la suite s’entassaient au fur et à mesure dans le même tiroir et jamais il ne leur portait attention.

Le pire, le plus lamentable, ç’avait été les dix-sept miniatures de voitures américaines envoyées par l’Américain, leur père. D’un commun accord, Astrid et les jumeaux décidèrent de ne même pas les montrer à Manuel. Leur père, dans sa logique américaine, avait estimé que des modèles réduits de Cadillac, de Chrysler ou de Pontiac auraient tout de même meilleure allure sur un présentoir. Comme toujours, il voulait ignorer le handicap de son fils aîné, le passait certainement sous silence auprès de ses relations d’affaires ou de voisinage.

Le plus gros modèle, Julia ne savait à quelle échelle il était réduit, trônait sur une sorte de piédestal et n’avait pas été marqué d’un 1 à l’envers. Qu’était-il dans l’esprit de Manuel, le premier des cinquante et un ou le dernier ? Julia était sûre qu’il ne l’aimait pas comme les autres plus petits, plus modestes et d’ailleurs dans son sac de toile il n’en emportait que dix-sept vraiment réduits.

Lorsqu’elle passa son doigt sur cette marque, début de la lettre majuscule M, pour Manuel, elle releva une trace imperceptible qui lui parut être de la mine de crayon gris. Une gouache sèche et non la mine d’un crayon de couleur ordinaire, qui la patinait d’ancienneté. Manuel les aurait-il ainsi surmarquées ?