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Depuis son accident, Manuel était devenu extrêmement maladroit, ses gestes manquant le plus souvent de coordination. Aurait-il pu à la fois tenir la miniature et graver son signe ? Avec quoi d’ailleurs ? La pointe d’un couteau ? On veillait à ce qu’il ne se serve pas d’objet dangereux. On lui coupait sa viande par exemple. En admettant qu’il ait demandé à Astrid, Ginette ou Julien d’effectuer ce marquage, comment aurait-il exprimé son désir ? Ce simple signe contenait plus de mystère qu’un hiéroglyphe. Il représentait, si vraiment il avait été tracé de la main de Manuel, un tel effort de réflexion, de contrainte physique et de décision d’appropriation que son aîné en aurait été complètement épuisé et sûrement excité jusqu’au délire. Or, elle n’avait pas souvenir de l’avoir vu dans un tel état, finissant par une crise proche de l’épilepsie, en dehors de celles qu’Astrid décomptait et décrivait sur une fiche. Chacune bien définie pour le médecin traitant, avec sa cause et sa durée. Aucune n’était répertoriée comme conséquence d’un tel effort mental et physique au sujet des miniatures. Elle fît le compte des miniatures qui se trouvaient ainsi marquées et, sans surprise, en obtint dix-sept. Elle réfléchit avant d’en empocher une.

Elle trouva donc logique que les gendarmes, le trio habituel, soient venus perquisitionner dans la maison deux jours plus tard, reçus avec la grande désinvolture amusée d’Astrid, au grand effroi de Ginette, pendant qu’elle et son frère se trouvaient au lycée en préparation de l’épreuve de français.

Chapitre 16

Ils rentrèrent à midi, n’ayant pas cours l’après-midi, aperçurent Ginette qui courait vers son bus et fit semblant de ne pas les voir sur leurs scooters. Julien, qui roulait devant sa jumelle, se retourna pour la suivre du regard, haussa les épaules, mit son clignotant et tourna pour passer la grille du jardin. C’était surprenant chez leur employée de maison une telle attitude, pensait Julia. Lorsqu’ils entrèrent, Astrid les attendait, souriante et gênée. Elle paraissait avoir tout à la fois envie de pouffer de rire et de s’énerver.

— On a vu Ginette qui filait prendre son car, l’air si préoccupée qu’elle ne nous a pas vus, dit Julia.

— Pourquoi ne pas dire qu’elle a fait semblant de ne pas nous voir ? rectifia son frère.

— Ginette a filé avant l’heure. Non, elle n’a pas reçu de mauvaises nouvelles de chez elle. Non, je ne lui ai pas fait de réflexion, ce n’est pas mon habitude. Elle était chamboulée à cause des gendarmes qui ont perquisitionné ce matin. De neuf heures à onze heures. Voilà mes enfants. Et ils sont arrivés bien sûr dans une voiture de service pour que les voisins n’en perdent rien. Tout juste s’ils n’utilisaient pas ce bidule clignotant qui tournoie sur le toit de leurs voitures.

— Les voisins savent tous que les gendarmes enquêtent sur la disparition de Manuel, ils n’ont aucune raison de trouver cette visite suspecte. Ils auraient pu vouloir nous tenir au courant de leurs recherches, nous faire préciser un détail, essaya de la rassurer Julia.

— Ginette avait l’air de prendre la fuite quand nous l’avons croisée et si des rumeurs courent dans le quartier ce sera à cause de son attitude stupide, la contredit Julien.

— Elle m’a demandé la permission de rentrer chez elle plus tôt et je me demande si elle ne va pas me jeter son tablier à la figure. Je veux dire qu’elle risque de ne plus revenir tant elle était bouleversée. Quand les gendarmes sont partis, elle m’a déclaré sur un ton tragique que pour elle la maison était désormais « souillée » par le soupçon, à ses propres yeux, aux yeux du quartier, et qu’elle aurait du mal à le supporter désormais. Du grand mélodrame, du téléfilm grandiloquent quoi ! La télé nourrit les esprits simples de répliques ahurissantes.

— On verra plus tard pour Ginette, cria Julia, que cherchaient-ils ?

— Ils voulaient d’abord vérifier les vêtements que Manuel portait d’habitude, mais je leur ai dit que la parka, le bonnet, les chaussures montantes ne pouvaient en aucun cas être dans la maison. Malgré tout, ils ont fouillé dans les penderies, les placards, un peu partout, jusque dans la cave et le grenier mais c’est la collection des modèles réduits de Manuel sur la commode qui les a intéressés et ils se sont alors calmés. Quand ils m’ont dit qu’ils devaient en prélever quelques-uns, j’ai crié qu’il n’en était pas question. C’est ce qui a fait accourir une Ginette tremblante. Mais ils les ont tout de même pris et j’ai dû signer l’espèce de reçu, une décharge.

— Pourquoi dis-tu qu’ils se sont calmés ? demanda Julien.

— Parce que je les ai trouvés désagréables au début. Et je ne voulais pas vous le dire mais il faut que vous le sachiez, ils avaient reçu une lettre anonyme. Je n’en connais pas la teneur exacte, mais apparemment on nous accusait pour qu’ils se montrent aussi agressifs. Ah oui, cette horreur de lettre affirmait que Manuel n’avait pas quitté la maison le jour du match à Marseille.

— Ça, c’est un coup de Labartin, fit Julien, et je n’en suis même pas surpris.

Sa soeur perçut un accent de triomphe quelque peu incongru dans cette affirmation. Comme si Julien attendait que leur voisin se révèle enfin dans toute sa haine.

— Ces miniatures qu’ils ont emportées étaient toutes marquées d’un 1 à l’envers, dit Astrid, pour orienter la conversation ailleurs. C’est-à-dire la première jambe et la première oblique de la lettre majuscule M.

Une admiration terrifiée égarait Julia. Cette lente, efficace progression dans l’apparition successive de preuves, établissait une explication indiscutable de la fugue de Manuel. C’était d’une logique, d’une préméditation implacable, d’une intelligence parfaite. Qui, à part elle, aurait pu savoir qu’il y avait là-dessous une machination habile ? Jamais elle ne pourrait se montrer assez convaincante pour en démonter la mécanique.

— Si j’ai bien compris, mais j’étais tellement furieuse que j’en devenais comme sourde, hébétée, ils nous rendront ces miniatures quand ils les auront analysées.

— Qu’ont-ils voulu dire par analysées ? s’étonna Julien.

— Il paraît qu’elles sont marquées à l’identique de celle trouvée par ce petit garçon de Bandol, m’a dit le gradé. À propos de ce gamin, ils m’ont aussi laissé entendre, les gendarmes, que tout d’abord ils le soupçonnaient, comme ils soupçonnent tout le monde. Nous en savons quelque chose. Ils croyaient qu’influencé par les médias, voulant faire parler de lui, il avait imaginé cette histoire de petite voiture jetée dans son coin préféré. Mais une partie de celles exposées sur la cheminée, un tiers environ, portaient aussi ce signe. Le gradé, je ne sais comment le désigner — est-ce un brigadier, un adjudant ? — , qu’importe, il m’a montré chacune d’elles.

Peu à peu, grâce à leur présence, Astrid se calmait, retrouvait cette insouciance habituelle qui lui donnait une grande aisance apparente dans la vie, s’esclaffait que Ginette, ayant prévu un tian de courgettes, ait complètement raté sa cuisine.

— Je me demande si c’est ce ratage qui l’a le plus catastrophée ou la perquisition. Elle m’a présenté le plat carbonisé avec des larmes dans la voix et j’ai cru un instant qu’elle allait le balancer contre le mur. Dramatique, je vous dis, et avec l’accent en plus, du pur Pagnol, mais sur le coup j’étais atterrée, j’ai failli éclater en sanglots à mon tour.