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— Vous n’auriez qu’à choisir si cela vous plaisait, chuchota Aldo heureux de ce petit triomphe qu’il offrait au vieux peintre mais celui-ci refusa d’un sourire.

— Si je me sentais encore capable d’une grande toile je la réserverais à votre épouse… ou peut-être à vous deux ? Faites-moi penser à vous montrer la « Promenade au bois » où j’ai représenté les époux Lydig. J’aime beaucoup cette toile que j’ai récupérée après leur divorce, aucun des deux ne voulant garder l’effigie de l’autre…

— Et vous trouvez que c’est encourageant ? Lisa si vous voulez mais moi je ne marche pas…

— Homme de peu de foi !

Pendant que l’on dégustait le caviar et la fameuse mousseline de sole, Morosini laissa son invité s’imprégner d’une atmosphère qu’il avait tant de plaisir à respirer de nouveau, les sujets de conversation ne risquant pas de manquer entre eux. Avec les noisettes d’agneau on parla chevaux, le maître les aimant presque autant que les femmes et ce fut seulement quand on eut servi le café et un vénérable armagnac dans des bulles de cristal qu’Aldo entra dans le vif du sujet.

— Et si vous me parliez des joyaux de la Sorcière ? soupira-t-il. J’ai hâte de savoir où et quand vous les avez vus ?

Le long nez de Boldini se promena un instant au-dessus de l’alcool mordoré dont ses narines frémissantes humaient l’arôme. Il ferma les yeux pour que la sensation soit plus intense.

— Il y a nombre d’années, je me suis rendu en Sicile, à l’invitation du prince Gangi et j’ai séjourné quelque temps dans son admirable palais de Palerme. Vous connaissez Palerme, prince ?

— Plus ou moins ! La Sicile est, comme Venise, un monde clos, aux antipodes des nordistes que nous sommes mais j’avoue un faible pour Palerme. Au milieu d’une turbulente végétation saturée de parfums, elle réussit à être uniquement médiévale et mauresque dans une île où prédomine l’art grec. J’en ai gardé le souvenir d’une espèce de cité des Mille et Une Nuits qui se serait trompée de rivage…

— Vous voyez juste et la vie qui s’écoule dans ses fantastiques demeures enfouies dans des jardins de conte arabe y est tout aussi étrange. J’en veux pour preuve ce bal costumé donné par un gentilhomme dans une extraordinaire villa de Bagheria à l’occasion de ses fiançailles avec une jeune Florentine… idéalement belle dont le nom était Bianca Buenaventuri. Le thème de ce bal était la Renaissance et j’ai rarement vu plus belle fête. Les jardins, leurs fontaines et leurs cascades d’eaux vives, illuminés par des milliers de petites flammes qui leur gardaient leur mystère en exaltant la splendeur des costumes, exhalaient le parfum mêlé des roses, du jasmin, des orangers, des myrtes et de toutes les plantes de l’Orient. C’était sous le bleu sombre d’un ciel scintillant d’étoiles comme un immense bouquet, une géante cassolette de senteurs et de couleurs au milieu desquels erraient avec grâce des personnages aux costumes somptueux qui en les revêtant semblaient avoir changé de peau. Violons et harpes faisaient entendre une musique douce venue du fond des âges et dont les exécutants restaient invisibles mais nous avions tous l’impression de participer à une sorte de ballet réglé par un maître désincarné qui à l’appel d’un cor nous fit refluer vers la salle de verdure où avant le souper allait avoir lieu la remise de la bague à la fiancée que personne n’avait encore vue… Je dois dire que son apparition me coupa le souffle…

— À vous dont on peut dire que vous avez peint tant de femmes inoubliables ?…

— Inoubliables c’est beaucoup dire – à certaines exceptions près. Celle-là cependant je ne l’oublierai jamais. De sa robe d’époque dont la splendeur résidait uniquement dans le satin blanc moiré d’or, s’élevait comme une fleur de son vase un cou de cygne, un pur visage casqué d’une épaisse chevelure dorée dont le poids tirait légèrement sa tête en arrière donnant leur pleine valeur aux yeux les plus sombres, les plus veloutés que j’aie jamais vus. Ils étaient tellement extraordinaires qu’ils éclipsaient presque les joyaux qu’elle portait : une longue croix qu’un simple ruban de velours retenait sur sa gorge largement découverte et des girandoles… que je n’ai pas besoin de vous décrire parce que vous les avez vues hier.

— Ces pièces étaient-elles sa propriété ? Vous venez de dire qu’elle s’appelait Buenaventuri… comme le garçon qui avait enlevé Bianca Capello de Venise et fut assassiné par la suite ?

— En effet mais ils ne lui appartenaient que depuis ce soir-là : avant la fête Dario Pavignano son fiancé l’en avait parée lui-même et à l’instant des fiançailles, devant tous les invités, il se contenta de passer à son doigt l’énorme rubis que vous avez pu admirer aussi. Cela dit ne me demandez pas d’où lui venait cette parure. La tenait-il de famille ou l’avait-il achetée ? Il était très riche…

— Je pencherais plutôt pour la famille. Ou alors un achat clandestin… il est vrai qu’en Sicile tout est possible. C’est sans doute la partie la plus secrète et la plus imprévue de notre royaume. N’importe comment, ils sont devenus la propriété de la nouvelle marquise Pavignano…

— Si cela était je ne me serais jamais permis de les mettre au cou d’une Olympia d’Ostel… et vous n’avez pas encore entendu la fin de mon histoire. Après la bague et le souper, la fête poursuivit son déroulement harmonieux et plein de gaieté. Chacun avait conscience d’assister à un authentique bonheur que le mariage consacrerait un mois plus tard. Le couple était admirablement assorti car si Pavignano était près d’une vingtaine d’années plus âgé que sa fiancée, il était follement séduisant et tous deux étaient, sans doute possible, aussi amoureux l’un que l’autre. Puis le bal a commencé pour durer jusqu’à l’aube, chacun ne songeant plus qu’à s’amuser.

— Quelque chose l’a interrompu ?

— Oh oui !… un drame épouvantable.

Boldini reposa le ballon de cristal qu’il réchauffait entre ses mains et Aldo put voir ses mains se crisper. Puis il baissa les yeux et sa voix s’assourdit :

— On dansait depuis une heure environ quand un cri affreux déchira l’atmosphère de cette nuit si douce et mit fin à la fête : un couple d’amoureux qui cherchait l’isolement près d’un bassin jaillissant au centre d’un rond-point protégé par des ifs venait de découvrir le corps de la fiancée gisant dans une mare de sang. On lui avait tranché la gorge et, bien sûr, elle ne portait plus la croix ni les pendants d’oreilles de la « Strega ». Seul le rubis des accordailles demeurait à son doigt…

— Quelle horreur ! exhala Morosini en même temps que la fumée de sa cigarette. A-t-on pu découvrir l’assassin ?

— Oui et non. C’est Pavignano qui a été accusé du meurtre.

— Cela n’a pas de sens ! Voilà un homme qui adore sa fiancée, qui donne pour elle une de ces fêtes qui font date dans une vie, qui la couvre de bijoux royaux et qui en pleine félicité l’égorgé pour lui reprendre ses présents ? Le malheureux devait être effondré ?

— Personne n’a pu en juger parce qu’il a été impossible de mettre la main sur lui. Il a disparu sans plus laisser de traces que s’il avait été enlevé au ciel ou englouti dans les entrailles de la terre. Et on ne l’a jamais revu.

— Mais enfin il a bien dû y avoir une enquête, un jugement ?

— Enquête discrète, jugement par défaut. Aucun de ceux qui étaient présents ne souhaitait être mêlé à une affaire sordide. En outre la jeune fille n’avait pas de famille et Pavignano pas d’héritier pour asticoter la police en vue de récupérer la fortune… que l’État a mise sous séquestre. En outre, vous n’ignorez pas combien la Mafia est puissante en Sicile ? Les journaux ont été muselés et l’affaire classée après que Pavignano eut été condamné à mort par contumace !

— Et comme les autres vous avez gardé le silence ? Cela ne vous ressemble pas !

— Pas tout à fait puisque j’ai peint les joyaux disparus. Par la suite j’ai reçu des menaces comme en ont sans doute reçu les autres participants au bal. Cela dit moi je l’ai revue, la parure de Bianca Capello, ajouta le peintre en regardant son hôte avec attention afin de ne rien perdre de ses réactions.