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Le supplicié manqua défaillir. Cependant, à l'instant précis où il perdait pied, il sentit la tige brûlante glisser hors de lui.

Très vite, il se rendit compte qu'il se trouvait face à un véritable expert de la souffrance. Son tortionnaire était sûrement capable de lui broyer les phalanges, l'une après l'autre, en lui rendant perceptible la douleur de chaque os qui s'émiettait sous la peau. Il n'hésitait jamais, pas plus sur la profondeur des incisions que sur le choix des instruments: petite pince acérée pour déchirer la poitrine ou tenaille large et tranchante pour arracher d'épais morceaux de chair sur les cuisses.

Le sang chaud et poisseux coulait toujours sur son torse et dans sa gorge.

Ayant épuisé tout le matériel dont il disposait, le bourreau contempla d'un air las les instruments qui lui avaient servi à griffer, couper ou briser. Après une brève hésitation, il opta pour un nouveau jeu. Avec un sourire de délectation, il agrippa la lourde vis du cercle d'acier qui comprimait le front de sa victime et commença à la tourner lentement. Le peintre eut soudain l'impression que ses yeux allaient jaillir de leurs orbites. Il savait que ses os ne pourraient supporter plus d'une dizaine de tours de vis. Il pria pour qu'arrivât vite le moment où son crâne céderait enfin.

Il aurait voulu hurler sa rage et sa déception lorsque le tortionnaire s'arrêta juste avant la délivrance finale. Son cerveau semblait perforé de mille aiguilles, mais il était toujours vivant.

Le bourreau se saisit alors d'une masse, la souleva au-dessus de sa victime et l'abattit d'un coup sec. Le craquement effrayant de sa jambe se répercuta de mur en mur. Un instant il espéra que cet incroyable afflux de douleur lui permettrait de ne pas sentir ses autres os se briser. Il souffrit néanmoins comme un damné lorsque le coup suivant déboîta son coude gauche.

Son corps n'était plus qu'un pitoyable amas de chair broyée. Seules la science et la volonté de son tortionnaire le retenaient encore en vie.

La seule chose qu'il pouvait encore souhaiter, c'était d'en finir. Oublier la douleur et retourner dans le néant. Mourir, enfin...

Il se doutait cependant de plus en plus distinctement que ses bourreaux l'avaient amené là où tout allait commencer pour lui.

Un troisième individu pénétra dans la pièce où s'élevait désormais une odeur pestilentielle de chair brûlée et de sang caillé. Les deux bourreaux inclinèrent respectueusement la tête devant le nouveau venu, dont le corps maigre se noyait dans la robe noire et blanche des dominicains, et dont le visage disparaissait sous une large capuche.

Sa voix douce et profonde se répandit comme un souffle chaud.

- Je vois que notre ami est enfin prêt. Vous avez bien œuvré, mes frères, je vous en félicite.

Prenant dans ses mains le visage sanguinolent du peintre, il fit courir son index sur la bouche tordue en une terrifiante grimace, puis glissa sur l'arête du nez, d'où s'échappaient quelques morceaux de cartilage clairs et visqueux.

- Tu trembles, mon fils. Tu as peur, n'est-ce pas? Oui, je le sens, tu es effrayé.

Le moribond voulut lui dire à quel point il n'était qu'un enfant de putain. Il ne put émettre qu'un grognement rauque.

- Ah! Raffaello... Tu permets que je t'appelle par ton prénom, n'est-ce pas? Ne te demandes-tu pas pourquoi tu as subi un tel tourment?

Le moine inspira profondément. Sa main parcourut le torse ensanglanté de l'homme étendu devant lui. Il observa ses doigts souillés de sang. Le liquide perla doucement sur le sol, puis glissa jusqu'à la flaque noirâtre qui avait coulé de la table. À la lueur des bougies, cette image lui parut très belle.

Il prit le temps de la contempler avant de reprendre doucement:

- Tu as souffert de manière inhumaine, Raffaello, je le reconnais bien volontiers. Nous devions te torturer; il ne pouvait en être autrement. Cela ne dépendait pas de moi, ni de toi, ni de ces bourreaux. Bien sûr, peut-être pourrions-nous encore tirer de toi quelques gémissements intéressants, mais rien que nous n'ayons déjà entendu ce soir.

Raffaello Del Garbo sentit qu'on dénouait la cordelette de cuir qui retenait son bâillon d'acier.

- Si tu réponds à ma question, je t'accorde la seule chose que tu puisses encore désirer: une mort rapide. Bien entendu, si tu refuses, nous te ferons découvrir encore au moins dix manières de faire affreusement souffrir son prochain. Qu'en penses-tu, mon ami, sommes-nous d'accord?

Les bourreaux avaient accompli leur tâche à la perfection. Il n'en pouvait plus. Il voulait que cela cesse et se moquait totalement du reste. Il eut seulement la force de prononcer un oui presque inaudible.

- Bien, reprit le moine. Voici ma question: où l'as-tu cachée, Raffaello? Je sais qu'ils te l'ont confiée.

Del Garbo ne put masquer sa surprise.

- Comment? articula-t-il péniblement.

- Réponds! ordonna le moine. Où?

- Pourquoi? Ça n'en valait pas la peine...

- Bien sûr que si! rétorqua le moine, excédé. Tu aurais sans doute parlé sans toutes ces souffrances. Mais le sens de nos actes n'a pas toujours de lien direct avec l'apparence que nous souhaitons leur donner. Le fond et la forme, Raffaello, tout est là.

Le moine contemplait sans émotion visible les terribles convulsions qui tordaient le visage de sa victime.

- Tu es un artiste, mon fils. Tu n'ignores donc pas combien la façade des choses peut être trompeuse. Car derrière la beauté parfaite d'une toile se cachent souvent l'horreur la plus sordide et la plus insoutenable violence. La faute en revient à nos semblables et à leur confondante naïveté. Si leur regard n'était pas à ce point attiré par l'éclat du sang qui perle des blessures de l'agneau innocent, ils pourraient distinguer à l'arrière-plan la face cruelle du sacrificateur.

Il accompagna ses mots d'un hochement de tête, comme pour souligner le mépris que lui inspirait l'humanité.

- Montrer pour mieux dissimuler, masquer pour mieux dévoiler, l'art naît d'un bien étonnant paradoxe! Si simple et d'une si monstrueuse efficacité... Je veux les confronter à leurs pires démons, tous ces imbéciles, et voir s'ils parviennent à comprendre ce que cachent les images que je vais leur offrir. Il t'est sans doute impossible de mesurer l'importance de mon projet, Raffaello. Dis-toi cependant que tu es l'un des éléments centraux d'une œuvre magistrale.

Le moine sortit de sous sa robe un crucifix de bois incrusté d'ivoire. Il caressa doucement la tête du Christ et l'entoura de ses doigts, tandis que son autre main se resserrait sur le corps du Sauveur. Un frisson intense, presque sensuel, parcourut sa nuque.

Il écarta les mains et la lame d'un stylet brilla à la lueur des flambeaux. Il fit glisser la pointe d'acier sur la poitrine de Raffaello Del Garbo, lui arrachant des plaintes chaque fois qu'il s'attardait sur une plaie ouverte.

- La douleur est un phénomène bien étrange, n'est-ce pas? Tu aurais dû mourir cent fois, mais nous ne l'avons pas voulu et ta souffrance n'a fait que croître. J'ai moi aussi connu la torture, il y a bien longtemps. Comme toi, j'ai souhaité mourir et j'en porte encore les traces au plus profond de ma chair. J'ai retiré de cette intolérable peine une force nouvelle. Avec le temps, j'ai appris à la dominer, à la maîtriser, et même à l'aimer. C'est maintenant avec délectation que je m'y plonge à nouveau lorsque je me sens proche d'abandonner la mission que m'a confiée le Seigneur.

Le moine interrompit le mouvement de son instrument. Un rayon lumineux pénétra sous la sombre capuche, éclairant fugacement un rictus pervers.

- Je n'ose te parler du bonheur que j'éprouvais lorsque, plus jeune, je creusais dans mes paumes les stigmates de la passion de notre Sauveur. Je regrette de ne plus pouvoir marquer mon amour divin de manière aussi visible. Mon plaisir passe désormais par des formes plus discrètes.