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Cette stratégie lui ayant surtout valu quelques cris effarouchés, il essayait d'accroître son efficacité en allant chaque jour allumer en cachette une douzaine de cierges. Devant le manque flagrant de résultats, il commençait à remettre en question la capacité du Seigneur à influer sur le jugement - d'évidence faussé par quelque esprit malin - de la gent féminine.

- Ne nous fais pas attendre, Francesco. Qui est-ce?

- Messieurs, je propose que vous commandiez à boire. J'ai bien trop soif pour pouvoir aligner plus de trois mots. J'ai besoin de m'humecter un peu le gosier.

- Tu m'épuises... Qu'en penses-tu, Ciccio?

- Allez, Niccolò, je meurs de soif moi aussi. Juste un petit pichet, pas plus...

- Je ne te savais pas capable de boire avec modération.

- Tu oublies que j'ai eu une révélation divine, mon cher. Je ne vis plus que de prières et d'amour divin. Je consacre désormais l'essentiel de mes pensées au Christ. Cependant, pour faire plaisir à mon grand ami Francesco, je ferai une entorse à mon vœu d'abstinence. Je ne peux tout de même pas le laisser vider seul son gobelet!

- Si je vous offre à boire, vous me promettez tous les deux de cesser immédiatement votre comédie?

Vettori et Guicciardini se consultèrent d'un air entendu et hochèrent simultanément la tête. Après plusieurs tentatives infructueuses, Machiavel parvint à attirer l'attention de Teresa et lui montra l'un des nombreux pichets vides qui trônaient déjà sur la table.

- Alors, qui est cette Boccadoro?

- Je ne sais pas comment elle s'appelle vraiment. Elle travaille dans le bordel de donna Stefania, celui qui donne sur l'arrière du baptistère. Un endroit très bien.

- Est-ce que ta mère sait que tu traînes dans l'établissement de donna Stefania, Francesco?

Vettori rougit et baissa la tête. Sans autre forme de commentaire, Teresa posa brutalement le pichet devant lui, avant de retourner derrière son comptoir. Il se servit un verre de vin et en but une grande rasade, puis bredouilla quelques mots d'explication:

- À dire vrai, je n'y ai jamais mis les pieds. Dans aucun autre, d'ailleurs... Je le connais juste de réputation. Pour en revenir à ce qui vous intéresse, le bruit court que donna Stefania a acheté Boccadoro à un marchand de retour d'Afrique. Il paraît que ses yeux ont la couleur de l'émeraude et que sa peau est sombre et satinée comme nulle autre.

- Tu ne l'as jamais vue?

- Elle sort très rarement. Donna Stefania la réserve à quelques clients privilégiés depuis que sa réputation a fait le tour de la ville. Il y a des mois que personne ne l'a aperçue.

- Quoi d'autre?

Une intense rougeur monta le long du visage de Vettori.

- Si tu veux tout savoir, elle est très douée pour les jeux de bouche. Enfin, c'est ce que m'ont dit les rares personnes que je connais qui ont pu se payer ses prestations. D'où son surnom...

Un éclair de concupiscence brilla dans ses yeux bleus. Guicciardini tira la conclusion qui s'imposait:

- Nous allons être obligés d'aller interroger cette donna Stefania.

- Tu es partant, Francesco?

Vettori sauta de sa chaise et jeta quelques pièces sur la table.

- Et comment! C'est tout à fait le genre d'expédition que j'apprécie.

Le bordel de donna Stefania était une vaste bâtisse de deux étages d'où s'élevaient des cris joyeux. Intimidés, les trois amis restèrent un long moment devant la porte sans oser frapper.

- À toi l'honneur, Niccolò! Tu es le plus vieux!

- Je croyais que tu étais un grand garçon, Francesco. Tu n'es plus très audacieux quand il s'agit de faire les choses par toi-même. Quant à toi, Ciccio, je sais bien qu'il ne faut pas attendre la moindre initiative de ta part.

- N'exagère pas, Niccolò. Allez, vas-y!

Vaincu, Machiavel empoigna le heurtoir et le cogna deux fois contre le bois. La porte s'ouvrit sur une femme d'âge moyen. Elle avait dû être très belle du temps de sa jeunesse, mais les années avaient fait subir à son visage de terribles outrages. Sa peau s'était relâchée par endroits et, à l'inverse, tendue de rides en d'autres, si bien qu'il ne restait de sa beauté qu'une sorte d'esquisse floue.

Dans un ultime et pathétique sursaut, elle avait choisi de lutter pied à pied contre les assauts des ans, recouvrant tout son visage d'une épaisse couche de poudre de riz. Ses paupières fardées de couleurs vives contrastaient violemment avec la lassitude qu'on lisait dans ses grands yeux clairs. Couvertes de bijoux, ses mains paraissaient scintiller sous le flot lumineux qui s'échappait du bordel.

La maquerelle observa les visiteurs avec suspicion, tout en caressant du bout des ongles le manche du fouet glissé dans sa ceinture. Elle finit par articuler sèchement:

- Que voulez-vous, les petits? Vous êtes perdus et vous ne savez plus comment rentrer chez vos parents?

Aucun des garçons n'osa lui répondre. Même si la corpulence de la maquerelle était l'exact opposé de celle de Teresa, elle les impressionnait cent fois plus que la patronne de l'auberge. Cerbère, le gardien des enfers, était sans doute plus sympathique que cette petite femme prête à les chasser à grands coups de martinet.

Guicciardini finit par prendre la parole. S'exprimant avec un raffinement auquel il n'avait pas souvent habitué ses amis, il prit une mine sévère:

- Nous avons entendu parler d'une des pensionnaires de votre établissement et nous souhaiterions nous entretenir avec elle, s'il vous plaît. On l'appelle Boccadoro.

La petite créature scintillante s'esclaffa bruyamment.

- Vous entretenir avec elle! Elle est bien bonne, celle-là! C'est comme ça qu'on dit chez les gens cultivés, alors!

Son rire s'éteignit d'un coup. Ses yeux méchants sondèrent ceux de son interlocuteur. Guicciardini aurait voulu s'enfuir à toutes jambes mais, terrorisé par l'oscillation régulière des lanières du fouet, il ne parvint pas à esquisser le moindre mouvement. Derrière lui, ses amis s'étaient discrètement reculés de plusieurs pas.

La voix teintée d'aigreur, donna Stefania reprit:

- Tu as raison, mon petit, c'est ce que Boccadoro sait faire de mieux, "s'entretenir" avec les hommes. Dommage pour toi, je ne sais pas où elle se trouve, cette garce. Elle a disparu depuis trois jours.

- Comment ça, disparu?

- Disparue, du jour au lendemain, sans prévenir. Si je la retrouve, cette catin, tu peux être sûr qu'elle va goûter de mon fouet, pour la peine.

- J'imagine que vous êtes déjà allée vérifier chez elle?

Donna Stefania éclata de rire.

- Ce que tu es drôle, mon garçon! Toutes les filles vivent ici avec moi. Ça évite les problèmes. Quant à Boccadoro, c'était ma meilleure gagneuse, une vraie merveille! Depuis son départ, on ne cesse de me la réclamer... Elle me fait perdre chaque jour une montagne de ducats!

- Elle avait beaucoup d'habitués?

- Un paquet! Et ils étaient prêts à payer cher pour l'avoir! Une fois qu'ils étaient montés avec elle, je pouvais être certaine qu'ils reviendraient très vite. Ils auraient tué femme et enfants pour revivre une telle expérience. Une fille comme elle, on ne met pas la main dessus tous les jours...

Sans préavis, la maquerelle mit un terme brutal à la conversation:

- Je n'ai guère de temps à perdre. Celle que vous cherchez n'est plus ici. Si vous avez de quoi payer, j'ai là cependant quelques filles de votre âge qui pourront très certainement faire l'affaire. Vous m'êtes sympathiques, je peux vous faire un prix.

Vettori s'avança, tout heureux de pouvoir enfin mettre à mal sa virginité sans se ruiner. Il fit une grimace de dépit lorsque Machiavel lui coupa la route du jardin des délices.