- En fait, nous voulions vraiment faire cela avec Boccadoro. Nous en avions tellement entendu parler! Nous allons partir, merci beaucoup, madame.
- De rien, les petits. Revenez quand vous aurez quelques poils au menton, conclut-elle en refermant sèchement la porte.
Furieux, Vettori interpella Machiaveclass="underline"
- Mais enfin, Niccolò, tu es fou ou quoi? Tu l'as entendue, elle nous proposait un prix spécial! C'est le bordel le plus cher de la ville! On ne pourra plus jamais y retourner!
- Quand cette affaire sera terminée, nous nous cotiserons pour t'offrir une catin à ton goût. En attendant, nous te devons quelques explications.
L'un après l'autre, Machiavel et Guicciardini lui contèrent les événements des journées précédentes. Le trajet du retour fut tout juste assez long pour leur permettre d'achever leur récit.
8
Au fur et à mesure que les orateurs se succédaient à la tribune, Machiavel sentait son poignet devenir de plus en plus raide et douloureux. Il avait beau accélérer la cadence de sa plume, il ne parvenait jamais à rivaliser avec le débit des différents intervenants. Chaque minute qui passait lui donnait plus de raisons de maudire Marsilio Ficino.
Le philosophe exigeait en effet de tous ses élèves qu'ils achèvent leur formation en entrant, dès leurs dix-huit ans, au service de la chancellerie. Sept heures par jour, deux ans durant, il leur fallait assister aux réunions des multiples conseils chargés de gérer les affaires de la cité. Leur tâche consistait essentiellement à retranscrire, sur de grands registres destinés aux archives, les interventions de tous ceux qui prenaient la parole. Tout cela, bien sûr, pour un salaire dérisoire.
Selon Ficino, il n'y avait rien de tel que cette immersion au cœur des problèmes quotidiens de la cité pour préparer ceux qui auraient plus tard d'importantes responsabilités politiques. Un soir, parvenu au bout de sa résistance physique, Machiavel avait osé remettre en question ce rude apprentissage. Son maître lui avait rétorqué qu'il éduquait l'élite de la cité depuis trente ans et qu'il n'était pas disposé à changer de méthode parce qu'un de ses élèves, aussi talentueux fût-il, se montrait paresseux.
Le débat ayant ainsi été définitivement clos, l'adolescent était retourné devant son écritoire et avait repris son pénible labeur. Il avait beau s'insurger régulièrement contre cette tâche harassante, il lui fallait cependant reconnaître que son esprit d'analyse ne cessait de s'affiner.
Ce jour-là appartenait aux journées d'ennui profond que lui réservait régulièrement son rôle de secrétaire. Comme à leur habitude, les membres de la signoria avaient passé l'essentiel de leur temps à s'injurier, s'affrontant oralement à défaut de pouvoir le faire de manière plus virile. Par bonheur, les huit vénérables citoyens qui composaient le conseil étaient tous trop âgés pour en venir aux mains et, après trois heures de débat stérile, le jeune homme constata avec soulagement que leur énergie déclinait enfin.
La perspective de pouvoir bientôt reposer sa main lui permit de supporter stoïquement les derniers assauts rhétoriques. Il dut cependant patienter encore une bonne demi-heure avant de les voir s'accorder sur la vacuité de leurs discussions, chaque faction attribuant à l'autre l'échec de la réunion.
Au milieu de l'après-midi, Machiavel se retrouva enfin seul dans la pièce. Il s'étira longuement, épuisé par ces heures de concentration et d'immobilité. Ayant noirci toutes les pages de son registre, il se dirigea vers l'escalier, découragé par avance devant les six étages qui le séparaient de la pièce réservée aux archives, située dans les combles, juste sous les toits.
Le Palazzo Comunale était le monument le plus élevé de la ville. Une loi datant du siècle précédent avait en effet interdit toute construction dépassant les quarante-sept mètres de la tour principale de l'édifice. Cinquante uns plus tard, l'architecte Brunelleschi avait demandé l'autorisation de la transgresser, au prétexte que le gigantesque dôme conçu pour la cathédrale étendrait la renommée de la cité jusqu'aux confins de la chrétienté. L'argument avait porté et Brunelleschi avait eu l'autorisation de construire sa coupole. La tour du Palazzo Comunale fut néanmoins surélevée d'un étage, afin qu'on ne pût pas dire qu'à Florence la religion prenait le pas sur la politique.
Ne sachant que faire de la pièce ainsi créée, les dirigeants de l'époque, assurés de n'avoir jamais à gravir personnellement les deux cent trente-neuf marches qui la séparaient du sol, avaient décidé d'y conserver les registres des délibérations du conseil. Le lieu était par conséquent fort peu fréquenté: seuls les quinze secrétaires de la chancellerie y montaient à tour de rôle, une ou deux fois par mois, pour y déposer des piles de documents que personne ne lirait jamais.
À la différence de ses collègues, Machiavel parvenait cependant à compenser la fatigue de l'ascension par le plaisir de fouiller parmi les monceaux de paperasse entassée du plancher au plafond. C'était en outre le seul endroit où ne viendrait jamais le chercher ser Antonio, un être taciturne et acariâtre, chancelier de la république et accessoirement bourreau des jeunes secrétaires tombés sous sa coupe.
Épuisé par ses pérégrinations nocturnes, Machiavel se demanda s'il trouverait la force de venir à bout de l'escalier. Après une dizaine de minutes d'efforts, parvenu enfin au but, il referma soigneusement la porte derrière lui, pour être certain de ne pas entendre les éventuels mugissements de ser Antonio.
La pièce était emplie d'un épouvantable fatras de feuillets déchirés et de vieux livres de comptes poussiéreux. Machiavel jeta négligemment le registre en haut de la pile la plus proche, puis alla directement se réfugier dans le coin opposé, où l'attendaient un oreiller et une couverture. Dissimulé par l'avancée d'une large bibliothèque de bois à demi dévorée par les insectes, il était invisible depuis l'entrée.
Soulagé, il se jeta sur son lit de fortune en soupirant d'aise. Il ferma les yeux et s'assoupit en rêvant des supplices terribles qu'il pourrait infliger à ser Antonio pour le punir de le faire autant travailler. Après seulement cinq minutes de ces pensées délicieuses, il sombra dans un profond sommeil.
Sa quiétude fut soudain dérangée par le grincement de la porte. Il sursauta, persuadé que, pour la première fois depuis plusieurs décennies, ser Antonio était parvenu à atteindre le dernier étage du Palazzo Comunale. Bien décidé à résister jusqu'au bout avant de se faire rattraper par son devoir, il hasarda un coup d'œil discret.
À sa grande surprise, ce ne fut pas la silhouette trapue du chancelier qui apparut, mais celle, aisément reconnaissable dans son pourpoint brodé d'or, de Ruberto Malatesta. L'homme de main du gonfalonier resta quelques secondes sur le seuil. Pris d'une inspiration subite, Machiavel décida de ne pas dévoiler sa présence. Il se rencogna et découvrit qu'un mince interstice entre deux piles de dossiers lui permettait d'apercevoir le mercenaire sans risquer d'être surpris en retour.
Un interminable moment s'écoula ainsi, dans le silence le plus complet, durant lequel Machiavel, convaincu que les yeux perçants de Malatesta allaient le découvrir d'un instant à l'autre, retint son souffle. Satisfait de ne découvrir aucun signe de vie, le soldat se résolut finalement à pénétrer plus avant, puis fit signe à un second individu d'entrer. Le jeune homme manqua de crier lorsqu'il vit apparaître la robe blanche et noire de Savonarole.
- Tu es sûr que personne ne peut nous entendre? demanda le dominicain à voix basse.
- Tu vois bien que la pièce est vide. Personne ne monte jamais ici, c'est l'endroit le plus tranquille du bâtiment. Seuls les secrétaires y viennent parfois, mais ser Antonio les tue tellement à la tâche qu'ils n'ont même plus la force de tenter l'escalade.