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Il en va des peines d'amour comme de la gangrène, se plaisait à dire Politien les soirs de mélancolie. Lorsqu'un membre est atteint, rien ne peut plus le guérir. Le mal croît alors inexorablement et finit par gagner le centre même du corps, là où se nichent ses humeurs vitales.

Le médecin, aussi savant soit-il, peut puiser au tréfonds mystérieux de sa science. Il peut rechercher dans ses incunables les thériaques préconisées par ses prédécesseurs et même en appeler au souvenir d'Hippocrate s'il le souhaite. Il finit néanmoins toujours par comprendre que sa quête est vouée à l'échec, au fur et à mesure le membre se dessèche et noircit, ou à l'inverse est gagné par la sinistre purulence.

Sandro Trevi se souvenait parfaitement de l'instant où son cœur avait commencé à s'atrophier, jusqu'à devenir cette masse de tissus dénuée de tout sentiment qu'il sentait battre mécaniquement sous les replis de son pourpoint élimé. Depuis que sa dame, Beatrice Neretti, la femme de l'apothicaire de la Via della Torre, l'avait quitté pour un amant moins défraîchi, il n'avait plus goût à rien.

Chaque nouveau jour, plutôt que de l'éloigner de cet instant funeste, le lui rendait plus présent encore. Dans un esprit de pénitence, il avait décidé de se laisser dépérir et se contentait de quelques quignons de pain, enrichis parfois d'un peu de couenne ou d'une fine pellicule de beurre rance. Ce jeûne sévère était fort heureusement compensé par une consommation de vin assez abondante pour lui faire oublier son désespoir.

Outre cette médecine fort efficace, il avait entrepris de pallier l'absence de sa bien-aimée par une pratique sexuelle des plus effrénées. Sa vigueur n'étant en rien émoussée par sa brutale répudiation, il pensait que l'intense activité ainsi déployée l'aiderait à retrouver sa quiétude spirituelle. Il s'adonnait donc quotidiennement à des plaisirs variés, plus ou moins savants selon ses partenaires et la résistance de son pénis.

Ce jour-là, il avait opté pour une solide fille de joie ayant englouti tant de verges dans sa très longue carrière qu'elle aurait pu relier Milan à Rome en les mettant bout à bout. Immergé dans l'obscurité d'un recoin de sa boutique, il besognait tranquillement le fessier mafflu de cette catin. Appuyée contre une étagère remplie de bocaux d'épices et de décoctions exotiques, la fille jouait savamment du derrière en émettant des gémissements de circonstance, rauques et languissants à souhait. Si quelque spectateur avait pu assister à la scène, il aurait pour sûr trouvé plaisant de voir cet homme grand et maigre tressauter nerveusement derrière cette large croupe zébrée de vergetures.

Trevi sentit croître son plaisir, mais fit une courte pause, décidé à ne pas céder à la jouissance avant qu'elle n'ait atteint son paroxysme. En cet instant précis, son ancienne maîtresse pouvait bien chevaucher le diable en personne, il n'en avait cure.

Il donna encore deux ou trois coups de reins pour le principe, puis s'abandonna tout entier à son émoi. Il jouit abondamment en poussant un râle de plaisir suraigu. Pour ne pas être en reste, la fille mima l'orgasme et fit semblant d'être épuisée, bien que leur coït n'ait duré que six minutes et quarante-neuf secondes, préliminaires inclus.

Pour la première fois depuis qu'il avait été délaissé par sa maîtresse infidèle, Sandro Trevi éprouva un parfait sentiment de bonheur.

Satisfait, il gigota encore quelques instants, puis retira son organe, qu'il essuya du revers de sa chemise avant de le rentrer dans ses chausses. D'un geste rapide de la main, il recoiffa la longue mèche blanche qui avait glissé sur son visage durant l'exercice. La fille rabaissa sa robe et remit un semblant d'ordre dans ses larges jupons sans prononcer une seule parole. Elle fit un sourire machinal lorsque son client lui tendit les trois sous promis, esquissa une révérence sans grâce et sortit discrètement de la boutique par la porte du fond.

Trevi s'accorda un instant de répit avant d'aller rouvrir son magasin. Il ne faisait pas bon être marchand d'épices en ces temps de misère. La plupart des habitants peinaient à acheter de quoi satisfaire leurs besoins vitaux. Les repas se réduisaient souvent à un peu de pain rassis agrémenté de quelques méchants légumes. Affamés, ils n'avaient que faire du superflu.

Il s'appuya contre le chambranle de la porte en soupirant. Encore récemment, il pensait que ses problèmes financiers se résoudraient vite. Il était maintenant conscient d'avoir fait une grossière erreur. Il allait devoir payer, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.

Malgré cette angoisse qui l'empêchait de dormir depuis plus d'une semaine, il se sentit néanmoins envahi d'une douce quiétude. Les yeux mi-clos, il se prit à rêver d'un monde meilleur, dans lequel son commerce serait un des plus prospères de la ville. Un monde où il pourrait enfin jouir d'autre chose que de femmes passées entre les mains d'au moins trois générations de Florentins.

Il n'eut même pas le temps de réagir. Une main venait d'enfoncer un morceau d'étoffe dans sa gorge. Tandis qu'il essayait désespérément de happer quelques bouffées d'air, il sentit qu'on lui bloquait les bras derrière le dos. Il tenta de s'opposer à l'implacable étau qui l'enserrait. Un violent coup de coude dans les côtes le contraignit à se calmer. En un instant, il fut violemment projeté sur le sol et se retrouva assis par terre, pieds et poings liés, le dos appuyé contre l'étagère qui avait accueilli ses ébats peu auparavant.

Son agresseur mesurait deux bons mètres et semblait aussi large que haut. Plus encore que par cette terrible puissance, le marchand fut impressionné par son visage, dont la douceur contrastait avec l'animalité de son corps musclé. Ses traits étaient dénués de la moindre expression, comme s'il était indifférent à tout, se contentant de remplir son contrat, sans plaisir ni déplaisir particuliers. Trevi fut frappé par ce saisissant paradoxe de la nature qui avait monté une figure d'ange sur un corps de démon.

En comparaison, le nabot à ses côtés paraissait plus petit encore. Mais il semblait compenser sa déficience physique par une remarquable débauche d'énergie et ne cessait de tressauter, comme parcouru par une onde nerveuse. Toutes les quinze secondes, un spasme partait du coin de sa bouche pour venir mourir sur la paupière opposée. D'une étonnante couleur de miel, ses yeux luisants de cruauté témoignaient d'une irrésistible envie de tuer.

Trevi n'eut pas à attendre longtemps. Un individu encapuchonné sortit de l'ombre et vint se placer devant lui. Sa frayeur s'apaisa quelque peu lorsque s'éleva la voix chaleureuse du moine:

- Serais-tu content qu'on t'ôte cet affreux bâillon, mon fils?

Trevi acquiesça. Le moine fit signe au nabot de lui libérer la bouche.

- Qu'est-ce que vous me voulez, enfin?

- Mais te tuer, voyons! Je sais bien, ce n'est guère poli de te prévenir au tout dernier moment... Mieux vaut tard que jamais, n'est-ce pas?

Le marchand le fixa, hébété. Sans doute ne s'agissait-il que d'une mauvaise plaisanterie ordonnée par son ancienne maîtresse. Il regrettait à présent de l'avoir menacée de dévoiler ses infidélités à son mari si elle refusait de revenir dans sa couche.

Le moine reprit doucement:

- Me voilà bien ennuyé... Nous ne pouvons tolérer le moindre son de ta part pendant que nous te torturerons. Par ailleurs, le bâillon nuit grandement à la beauté du geste. Alors que faire, dis-moi?

- Moi, je sais! dit le nain d'une voix de crécelle, mais tout aussi glaciale que l'était son regard. C'est une vieille technique que m'a enseignée mon grand-père. Très pratique pour réduire définitivement au silence sans ôter la vie.

Le moine approuva d'un simple hochement de tête, curieux de voir quelle surprise lui réservait son employé, dont il adorait l'inventivité et le goût du travail bien fait.