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Ses gestes se firent de plus en plus lents et précis, jusqu'à ce qu'il puisse enfin contempler le portrait de Maddalena Ginori sculpté par Luca Della Robbia seize ans auparavant. La beauté de la femme était rendue plus évidente encore par la fine couche de faïence blanche dont l'artiste avait revêtu le modèle originel de terre cuite.

Pénétré d'un intense sentiment d'exaltation, Soderini prit le temps d'observer l'ovale du visage finement dessiné par le sculpteur au sommet de son art. Il s'attarda sur le regard de la jeune femme, fasciné par l'éclat transparent de ses yeux.

Dans cet état proche de la béatitude qu'il éprouvait seulement face à d'incontestables chefs-d'œuvre de l'art florentin, il sentit une onde de jouissance monter le long de sa colonne vertébrale. Il pencha la tête en arrière, puis la fit basculer sur le côté avec lenteur. Ses articulations se réajustèrent dans un craquement sec. Sa satisfaction grandit encore lorsqu'il se remémora avec quelle facilité Paolo de' Pazzi avait accepté d'échanger la sculpture contre deux misérables pièces de soie.

- Quel imbécile! s'entendit-il prononcer dans le silence feutré du luxueux salon.

Paolo de' Pazzi n'y connaîtrait décidément jamais rien en matière de beauté, tandis que Piero Soderini lui avait consacré son existence. Une vie entière de recherche, une véritable quête jamais achevée, aimait-il à penser. Son Graal personnel. À cette différence près, toutefois, que dans son histoire la reine Guenièvre avait été remplacée dans le lit d'Arthur par Lancelot. Car la spécialité du gonfalonier était la plastique masculine, domaine dans lequel son goût exercé avait atteint une sorte de perfection. Rien ne lui plaisait tant, en effet, que de tenir entre ses bras le corps délicat d'un damoiseau tout juste sorti de l'adolescence ou bien celui, plus solidement charpenté, d'un homme déjà mûr.

Quant à la beauté féminine, il ne parvenait à l'apprécier que figée par le pinceau du peintre ou par le ciseau du sculpteur. Cela lui évitait d'entendre les geignements et autres lamentations qui, selon lui, accompagnaient la coexistence avec une épouse. Sans parler des enfants bruyants et sans doute puants (il n'en avait pas approché depuis trop longtemps pour s'en souvenir) qui allaient nécessairement de pair.

À regret, Piero Soderini détacha son regard du visage de Maddalena Ginori et le dirigea vers son homme de confiance. La lueur de félicité qui avait illuminé ses yeux disparut d'un coup. Il retrouva son air morne habituel.

- Eh bien, Malatesta, que me vaut ta visite à cette heure indue?

Le mercenaire hésita, puis répondit d'une voix mal assurée:

- Excellence, je pense que vous devriez m'accompagner chez Corbinelli. Mes hommes nous y attendent déjà.

- Pourquoi? Que se passe-t-il de si important?

- On a trouvé quelque chose de... d'inattendu, disons, dans l'Arno.

Le gonfalonier lut sur le visage du mercenaire, d'ordinaire impassible, qu'un événement grave avait eu lieu. Se résignant à quitter le confort de son palais, il s'enveloppa du manteau azur à liséré d'or qui symbolisait la fonction la plus élevée de la cité, et s'enfonça en frissonnant dans la matinée grise et humide.

D'un pas rapide, les deux hommes traversèrent le Ponte Vecchio et franchirent l'Arno, puis marchèrent jusqu'à l'Ospedale della Misericordia. Ils s'engagèrent enfin dans un étroit passage qui venait se jeter contre le mur d'enceinte de la ville. Girolamo Corbinelli, le médecin personnel du gonfalonier, habitait une sombre bâtisse située tout au bout de la ruelle. Devant la petite porte d'entrée, trois soldats s'inclinèrent en silence à leur passage.

Malatesta empoigna le lourd heurtoir de bronze qui, en accord avec l'humour très particulier du médecin, représentait un crâne sculpté avec force détails, et le cogna deux fois contre le bois. L'écho assourdi résonna quelques instants, puis la porte s'ouvrit, laissant apparaître Deogratias, le serviteur du médecin. Les visiteurs ne purent s'empêcher de frémir à la vue de cette étrange créature.

Les proportions de ses membres semblaient avoir été doublées par rapport à l'étalon communément choisi par le Seigneur pour modeler l'espèce humaine. Son visage déroutait les lois de la nature tant un facétieux hasard en avait mêlé les divers éléments en ordre épars. Depuis sa naissance, les mères de famille, en l'apercevant, ne pouvaient s'empêcher de remercier le Seigneur pour les enfants qu'il leur avait offerts en lieu et place d'une telle monstruosité. Voilà d'où Deogratias tirait son surnom.

Seule sa mère, à qui il rendait parfois visite dans son petit village de Montemurlo, l'appelait encore Angelo, prénom choisi pour marquer son indéfectible amour à la misérable créature qu'elle avait engendrée. Lui, de son côté, vouait à la vieille femme une tendresse qui, en se reflétant dans ses yeux, les éclairait d'une lumière particulière et lui rendait un aspect presque humain.

Quant à son père, il était mort plus de dix ans auparavant sous le poids de la honte d'avoir donné la vie à ce fils si différent. Il avait fini par s'éteindre, rongé par le sentiment de culpabilité de n'avoir pas été capable d'aimer son unique enfant autant qu'il aurait dû. Deogratias ne lui avait pas pardonné. Il s'était contenté de l'ignorer, puis de l'oublier.

Il avait par la suite trouvé en la personne de Girolamo Corbinelli un père attentif et aimant, capable d'apaiser les sentiments exacerbés que son handicap avait fait naître en lui. Après lui avoir enseigné les rudiments de l'écriture, le médecin l'avait autorisé à puiser à volonté dans sa bibliothèque, si bien que Deogratias en savait plus sur les mystères du corps humain que la plupart des chirurgiens qui hantaient les riches demeures de la cité. Pour ces multiples raisons, il vouait à Corbinelli une fidélité presque animale.

Deogratias salua les deux hommes d'un bref haussement de son menton large et carré. Il les guida jusqu'à la bibliothèque et souleva une tenture, derrière laquelle était dissimulée une ouverture.

- Vous êtes attendus dans la cave, dit-il de sa voix étrange, rendue dissonante par les nombreux détours que devait effectuer l'air avant d'être expulsé.

- Je te remercie, répondit Soderini. Je ne vois pas Marco, où est-il?

- En bas, avec le maître.

Sans prendre la peine d'ajouter quoi que ce soit, Deogratias ouvrit la porte, faisant ainsi comprendre au gonfalonier que sa conversation ne l'intéressait aucunement. Son physique disgracieux le tenait éloigné de tout rapport social depuis trop longtemps pour qu'il accordât le moindre intérêt aux civilités d'usage.

Un peu dépité, Soderini se tourna vers Malatesta et lui fit signe de s'engager le premier dans l'escalier. Le mercenaire s'avança prudemment, aidé par la vague lueur qu'il discernait quelques mètres plus bas. Le gonfalonier le suivit et commença à descendre en s'appuyant sur le mur rugueux. En dépit de ses précautions, il posa le pied sur une marche recouverte d'une épaisse couche de salpêtre, perdit prise et manqua tomber. Il parvint cependant à se retenir à l'épaule du mercenaire et en profita pour enfoncer profondément ses doigts dans le muscle ferme et travaillé de son homme de main.

Un peu plus loin, il fut gagné par une irrépressible envie de retenter l'expérience sur une zone plus charnue du corps de Malatesta. Faisant mine de glisser à nouveau, il appuya sa main sur le bas du dos du mercenaire. Dès qu'il sentit la pression exercée par les doigts du vieil homme, ce dernier bascula brusquement son bassin. Emporté par son élan, le gonfalonier s'étala cette fois de tout son long. Retenant à grand-peine un cri de douleur, il se releva aussi dignement que les circonstances le permettaient, puis reprit son cheminement en se massant l'arrière-train.