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- C'est bon. Faisons vite!

Boccadoro l'attira dans la rue. Le silence y était oppressant. Par un réflexe vain, tous les habitants s'étaient réfugiés chez eux, dans l'espoir d'échapper le plus longtemps possible à la vindicte des soldats. En majorité composées de mercenaires, les troupes florentines n'étaient payées qu'une fois la victoire acquise. Pour quelques heures, la ville leur appartenait.

Les deux jeunes gens parcoururent en courant la courte distance qui les séparaient de la demeure de donna Martina. Machiavel ne put retenir une exclamation de surprise lorsque la porte s'entrebâilla:

- Donna Stefania!

- Le Seigneur a en effet jugé bon de nous faire naître identiques. Je suis sa sœur jumelle. Entrez, dépêchez-vous, ils ne vont plus tarder. Il ne fera alors plus très bon être dehors.

- Nous ne pouvons pas rester, dit Boccadoro. Je voulais juste vous remercier et vous dire adieu.

- Vous ne pouvez pas partir maintenant, avec ces soldats partout!

- Boccadoro court un danger bien plus grand ici, intervint Machiavel. Ceux qui la cherchent seront là dans peu de temps.

Sans laisser à donna Martina le loisir de protester plus longuement, Boccadoro prit les mains de son hôtesse dans les siennes.

- Je n'oublierai jamais votre bonté!

Elles se serrèrent l'une contre l'autre. Des larmes coulaient sur les joues des deux femmes.

- Prends soin de toi, ma belle. Et toi, jeune homme, protège-la comme il se doit!

Machiavel acquiesça en silence, tandis que donna Martina risquait un œil à l'extérieur.

- Tout a l'air calme. Dépêchez-vous!

- Merci, et que Dieu vous garde!

- Fuyez, maintenant!

Machiavel entraîna Boccadoro en direction du passage secret. Soudain, des centaines de cris de douleur s'élevèrent en même temps des entrailles de Pise.

- Ça y est! Ils sont entrés.

Machiavel sentit la main de Boccadoro se resserrer sur sa paume.

- J'ai laissé les chevaux à la sortie du souterrain. Si nous arrivons jusqu'au jardin, nous serons sauvés.

Le salut se trouvait désormais à moins de cinquante pas. Les deux jeunes gens se mirent à courir. Ils entendaient distinctement les hennissements des chevaux et les hurlements des soudards.

Des cavaliers passèrent au galop devant la maison de donna Martina. L'homme de tête, un solide Brandebourgeois, leva son épée au ciel, prêt à décapiter les fuyards en pleine course. Encore trois foulées et il allait enfin pouvoir faire payer à ces damnés Pisans de l'avoir condamné à l'abstinence durant ces longs mois. Ce serait d'abord le temps du sang, puis il goûterait de nouveau au parfum des femmes et aux saveurs de l'alcool.

Le Brandebourgeois adorait sentir la puissance terrifiante de la haine le pénétrer tout entier. Il savait alors que nul ne pouvait plus arrêter la force vengeresse de son bras. Les instants pendant lesquels l'envahissait ce sentiment compensaient à eux seuls les souffrances du siège. Pour eux, il était prêt à traverser l'Italie et à attendre le temps nécessaire au pied d'une citadelle assiégée. Pour ces quelques secondes d'éternité, il était même prêt à mourir.

Les fuyards étaient au bout de son épée. Il distinguait désormais leurs traits tirés et pouvait humer l'odeur de leur peur. Il retarda son coup, car il savait qu'il marquerait en même temps l'apothéose et le terme de sa jouissance, puis son arme fendit l'air.

Son épée commençait tout juste à redescendre lorsque les deux jeunes gens se retournèrent. Sans doute, en un ultime défi au destin, voulaient-ils voir la mort en face. Dans un geste désespéré, le jeune homme tenta de se placer devant sa compagne pour la protéger. Elle le repoussa et, d'un geste si fluide qu'il parut irréel au mercenaire, tira un couteau de sous sa robe.

La lame du Brandebourgeois n'eut pas le temps d'achever son arabesque mortelle. Elle glissa de ses mains et se fracassa sur le sol. Stupéfait, le soldat contempla l'entaille béante qui ornait le haut de sa cuisse, puis glissa lentement de sa selle et s'effondra.

Allongé sur le sol, il regarda le sang s'échapper de sa jambe, d'abord lentement, puis de plus en plus vite. Sa vie le fuyait au rythme du liquide écarlate.

Une étrange torpeur l'envahit. Il ne ressentait aucune douleur. Malgré la fatigue qui pesait sur ses paupières, il voulait profiter de la vie jusqu'au dernier instant.

Une silhouette féminine traversa furtivement son champ de vision et se faufila dans un jardin. Il crut y voir un ange l'invitant à le suivre au paradis. Il tenta de ramper vers l'éden, mais la porte se referma avant qu'il ait pu l'atteindre.

Vingt minutes suffirent à Machiavel et Boccadoro pour traverser la galerie. Plongée dans un état second, la prostituée n'avait toujours pas lâché son couteau. Sa main se crispa autour de celle du jeune homme lorsque la lumière du jour les enveloppa. Sans se retourner sur la ville en flammes, ils prirent la direction de Florence.

Ils galopèrent un long moment sans qu'aucun d'eux n'ouvre la bouche. Machiavel se retourna soudain pour crier quelque chose. Le vent emporta ses paroles. La jeune femme frappa du talon le flanc de son cheval et se rapprocha de lui.

- Puis-je te demander quelque chose. Boccadoro?

- Oui, bien sûr...

- Que faisais-tu dans le jardin, tout à l'heure? Tu aurais dû rester enfermée chez donna Martina, non?

Les joues de la prostituée s'empourprèrent.

- En vérité, je ne sais pas trop ce qui m'a poussée à aller là-bas. J'ai eu comme une sorte de pressentiment. Je ne saurais pas l'expliquer. Peut-être était-il écrit que nos destins se croiseraient aujourd'hui...

Elle s'interrompit, puis questionna à son tour son compagnon:

- Au fait, comment t'appelles-tu?

- Niccolò.

Le vent rabattit ses cheveux sombres sur son visage. Elle les repoussa vers l'arrière d'un geste nerveux.

- Merci de m'avoir tirée de là, Niccolò.

- Ce n'est rien. Rentrons vite...

Le voyage se déroula sans encombre ni paroles superflues. Le soleil disparaissait à l'horizon au moment où ils franchirent la porte septentrionale de la ville.

Florence semblait morte. Même les soldats de garde avaient déserté leurs postes. L'agitation des jours précédents avait cédé la place à l'atonie la plus totale.

Ils descendirent de cheval et s'avancèrent jusqu'au Ponte Vecchio. Les étals des bouchers, d'ordinaire en proie à une activité effrénée à cette heure du jour, montraient le triste spectacle de leurs devantures closes.

Ils virent les premiers attroupements à proximité du baptistère. Des centaines de personnes, réparties en petits groupes, discutaient à voix basse.

- Que se passe-t-il? demanda Machiavel à une jeune lavandière.

- Vous n'êtes pas au courant? Vous devez bien être les seuls!

- Nous venons d'arriver.

- On a encore retrouvé un cadavre aujourd'hui, devant l'Ospedale della Carità. Une petite fille.

- Seulement, cette fois, ajouta une vieille femme dévorée par les rides, on a aperçu les meurtriers.

- Comment ça?

- Ils ont agi à l'aube, quand tout le monde dormait. La religieuse de garde a entendu des coups contre la porte et est allée voir ce qui se passait. Elle s'est retrouvée nez à nez avec les assassins. Elle a hurlé si fort qu'ils se sont enfuis. La petite était clouée sur la porte par les poignets et les chevilles, comme le Christ. Ils n'ont emporté que ses yeux.

- Et le pire, reprit la lavandière, c'est que la pauvrette n'est pas morte tout de suite. Elle s'est réveillée quand on l'a décrochée!

Les mots se brisèrent dans sa gorge. Incapable de continuer, elle détourna les yeux et fixa le sommet du dôme. Au léger mouvement de ses lèvres, Machiavel comprit qu'elle priait.

- Savez-vous ce qu'a vu la religieuse?

La vieille femme répondit à la place de la lavandière: