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- On a soigneusement évité de toucher le moindre organe vital avant la mise à mort. Cet homme aurait pu vivre encore plusieurs heures si le tueur n'avait pas décidé d'en finir.

- Tu penses qu'il a été torturé longtemps?

- Je dirais au moins une heure ou deux si l'assassin a choisi de travailler vite. Trois ou quatre s'il a pris son temps.

Le gonfalonier blêmit.

- Nous faisons fausse route. Brûlons-le et oublions-le le plus vite possible!

- Auparavant je voudrais regarder un peu ce qu'il a dans la panse, on ne sait jamais.

Corbinelli sectionna à leur base l'œsophage et les intestins, puis souleva l'estomac du mort et le posa sur le marbre glacé. Il reprit son scalpel et fendit délicatement l'enveloppe externe.

- À mon avis, le dernier repas remonte à vingt heures au moins avant sa mort. Sa dernière bouchée s'est sans doute refermée sur un morceau de tourte de volaille arrosée de vin rouge.

Sans aucune hésitation, le médecin plongea ses mains dans les chairs, accentuant l'écœurement de Soderini. Il aurait donné n'importe quoi pour se trouver loin de cette séance culinaire post-mortem à laquelle Corbinelli semblait prendre un plaisir jouissif.

Il était sur le point de s'éclipser discrètement, au risque de manquer la description des dernières composantes du menu, lorsque le médecin émit une exclamation sourde.

- Qu'y a-t-il? Tu as trouvé quelque chose d'intéressant?

- Quand je vous disais qu'un estomac nous renseigne mieux sur quelqu'un que son propre confesseur! Donne-moi ce linge, Marco, nous allons voir ça de plus près.

Du bout de sa pincette, le médecin attrapa un minuscule copeau bleu qu'il posa délicatement sur le tissu immaculé. Il renouvela l'opération et retira un autre morceau, d'un jaune éclatant cette fois.

- Qu'est-ce que c'est? demanda le garçon.

- J'ai déjà vu ça en examinant la dépouille d'un peintre. Son estomac était rempli de petits copeaux de peinture comme ceux-ci.

- Qu'il aurait ingurgités en suçotant le manche de son pinceau, c'est bien cela? intervint Soderini.

- Exactement. Nous connaissons au moins son métier.

Songeur, le gonfalonier contempla les particules de couleur.

- Le premier problème est résolu. S'il est florentin, Malatesta saura dès ce soir de qui il s'agit. Reste à répondre à la seconde question: pourquoi?

- Peut-être avait-il des dettes? suggéra Marco. Ou bien avait-il couché avec la femme d'un autre?

- Cesse un peu de dire des bêtises et laisse Malatesta mener son enquête. Même s'il supporte mal qu'on ouvre un corps sous ses yeux délicats, reconnaissons qu'il fait cela mieux que nous.

Corbinelli se tourna alors vers le gonfalonier, qui lui adressa un sourire las. Toute son énergie semblait s'être dissipée en une fraction de seconde. Il lui tardait de quitter la pièce à son tour, mais il préféra s'assurer que le cadavre ne viendrait plus lui causer de soucis.

Deogratias comprit aussitôt ce qu'attendait le maître de la ville. Il commença à découper les restes humains posés sur la table. Abattu d'une main ferme, le hachoir fendait les chairs et sectionnait les tendons en un claquement sec. Il s'agissait pour Deogratias d'une tâche familière, répétée des dizaines de fois, aussi naturelle pour lui que de couper les cuisses d'un poulet.

Moins de dix minutes lui suffirent à séparer les membres. Il y avait désormais sur la table une dizaine de morceaux de taille variable. Les cuisses et les avant-bras formaient une sorte de croix, au-dessous de laquelle étaient disposés les deux parties du torse, les mains et les pieds. Le crâne reposait à la base de l'étrange sculpture.

S'ils avaient observé plus attentivement la disposition de l'ensemble, Soderini et Corbinelli se seraient aperçus que Deogratias, en homme de goût, avait modelé sa composition sur sa peinture préférée, la Crucifixion de saint Pierre de Filippino Lippi, qu'il allait admirer chaque matin dans l'église Santa Maria del Carminé. Profitant de la faible affluence de la messe de six heures trente, il s'installait le plus près possible de la fresque, reléguée tout au fond de la nef, dans l'obscurité de la petite chapelle de la famille Brancacci, et ne s'en détachait que lorsque le prêtre avait prononcé la bénédiction finale.

Mieux que quiconque, Filippino Lippi avait réussi à rendre dans ses toiles la complexité de l'esprit florentin, dont le haut degré de raffinement s'accompagnait d'une férocité digne des pires peuplades barbares. La Crucifixion représentait sans doute le modèle le plus maîtrisé de son style: précise dans sa construction et respectueuse des règles strictes de l'harmonie picturale, elle semblait ruisseler de sang. Des lignes nerveuses, véritables métaphores des humeurs incontrôlables propres à l'âme toscane, la parcouraient en tous sens et la désagrégeaient de l'intérieur.

Particulièrement content du rendu du monceau d'abattis disposé sur la table, Deogratias observait son œuvre avec fierté, un peu déçu toutefois que son maître et le gonfalonier ne perçussent pas la finesse de son utilisation des volumes et des couleurs. Au bout d'une minute, dépité, il rassembla le tout en un monticule au centre de la pièce. Il ajouta quelques bûches dans la cheminée, puis saisit le pied qui surmontait le tas et le jeta distraitement dans l'âtre.

Une odeur semblable à du porc grillé envahit la pièce, en même temps qu'une sombre fumée envahissait le conduit. Satisfait de la température du feu, Deogratias lança les autres morceaux dans les flammes. Il ne resta bientôt plus que la tête, qu'il livra au brasier après avoir murmuré un semblant de prière.

Soderini fut stupéfait par la vitesse à laquelle le cadavre se consuma. Au bout d'un quart d'heure, les chairs avaient fondu et les os commençaient déjà à s'émietter sous la force de la chaleur. Il ne resta bientôt plus de Raffaello Del Garbo qu'une poignée de cendres mêlées à des fragments osseux guère plus gros que des pièces de monnaie. Deogratias prit alors une éponge gorgée d'eau et entreprit de laver la table d'opération.

Laissant le serviteur parachever la destruction des preuves, Soderini et Corbinelli quittèrent la pièce et gravirent l'escalier. Après avoir refermé la porte qui menait à la cave, le médecin indiqua au gonfalonier la direction de la sortie.

- Tout est terminé, Excellence, le cadavre n'a jamais existé.

- Voilà une bonne chose de faite. Souhaitons que le souvenir de ce malheureux s'éteigne aussi vite que les flammes qui ont dévoré sa dépouille.

Sans rien ajouter, Soderini récupéra le manteau que lui tendait son hôte et sortit. Il frissonna, mais le froid n'y était cette fois pour rien. Il venait de comprendre pourquoi l'assassin s'était tant acharné sur le corps de sa victime. L'idée qui s'était insinuée dans son esprit le terrifia. Il ne parvint pas à la chasser, car il savait au fond de lui que c'était la seule explication possible.

Ce corps martyrisé le terrifiait tant parce que tous ses attributs individuels avaient disparu. Rien de ce qui faisait de lui un homme n'avait résisté à l'acharnement du bourreau. Il n'avait plus de nom, ni de visage. Celui qui l'avait torturé était parvenu à l'exclure de l'humanité. En le défigurant de la sorte, il lui avait réservé un sort bien pire que la mort.

Soderini essaya de se convaincre que l'effigie de faïence qui l'attendait sur son bureau parviendrait à lui faire oublier le souvenir du cadavre, mais une voix venue du plus profond de ses entrailles l'assura du contraire.

3

- Messieurs, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer!

- Ne me dis pas que tu as encore perdu ta virginité, Francesco! Tu es censé l'avoir déjà perdue au moins trois fois, non? La première, si je me souviens bien, c'était avec la fille de Piero Petruzzi. Puis tu nous as annoncé que tu avais forniqué avec la femme de Simone Fornacciari, le boulanger, et enfin avec cette putain qui racole le long de l'hôpital des franciscains. Il est tout de même étrange qu'aucune ne se souvienne de ses aventures avec toi...