Выбрать главу

— Marianne ! s'exclama-t-il stupéfait. Toi, ici ?... Ce n'est pas possible ! Je rêve...

— Non, vous ne rêvez pas, coupa Jolival qui trouvait le moment mal choisi pour des effusions. D'ailleurs, vous n'en avez pas le temps. Il faut sortir d'ici et vite. Le gouverneur vous a libérés, mais tout danger n'est pas encore écarté, loin de là...

Lui-même, plus ému qu'il ne voulait l'admettre, se laissait embrasser chaleureusement par Craig O'Flaherty, tandis que la sentinelle regardait avec sympathie cette scène de retrouvailles à laquelle peut-être elle ne comprenait pas grand-chose. Marianne et Jason, eux, avaient visiblement oublié tout ce qui n'était pas eux et n'en finissaient plus de s'embrasser.

Les deux « libérés » étaient barbus comme des prophètes et sales à faire frémir, mais Marianne s'en moquait bien. Le corps qui se collait au sien était celui de Jason, la bouche qui écrasait la sienne était celle de Jason et elle ne souhaitait plus rien que s'anéantir avec lui dans ce baiser qui aurait dû, pour exaucer ses désirs secrets, déboucher sur l'éternité.

Mais jugeant que cela avait assez duré, Jolival, fermement, les sépara :

— Allons ! fit-il assez rudement. Cela suffit ! Vous aurez tout le temps de vous embrasser quand nous serons en route mais, pour le moment, quittons cet endroit qui ne me plaît pas.

Le rire jovial de Craig résonna à ses oreilles :

— A nous, non plus, il ne nous plaît guère ! Parlez-moi d'un bon cabaret. Je donnerais mon bras gauche pour un grand verre de vieux whisky irlandais.

Marianne, revenue à la réalité, regardait les deux hommes sans comprendre.

— Mais... vous n'êtes que deux ? Où sont les autres ? Où est Gracchus ? Le gouverneur a ordonné de libérer tout l'équipage...

— Justement, répondit Jason. Tout l'équipage, c'est nous... ou, tout au moins ce qu'il en reste. Il n'a pas l'air de bien savoir ce qui se passe chez les militaires, ton gouverneur, ma douce ! Le chef d'escadre qui nous a capturés a jugé qu'il n'avait aucune raison de nourrir en prison tout un menu fretin récolté, d'ailleurs, sur les rives de la Méditerranée. Il a lâché « l'équipage » dès son arrivée à terre en les envoyant se faire pendre ailleurs. Seuls, Craig et moi avons eu les honneurs de devenir prisonniers de guerre.

— Mais Gracchus ! Où est-il ? L'ont-ils aussi libéré ?

Devinant son angoisse, Jason resserra l'étreinte du bras qu'en marchant il avait passé autour de sa taille.

— Gracchus est français, mon cœur. Comme tel, il risquait encore bien plus que nous. Ces brutes l'auraient fusillé sans procès en arrivant. Tant que nous avons été en mer, il a contrefait l'idiot, mais c'est un garçon qui sait mal discipliner sa nature et, quand nous sommes entrés dans la baie, au lever du jour, il s'est jeté à l'eau pour gagner la côte à la nage.

— Mon Dieu ! Mais il est peut-être mort à l'heure qu'il est !

O'Flaherty se mit à rire.

— Vous ne le connaissez pas. Gracchus est certainement le garçon le plus étonnant que j'aie jamais rencontré. Savez-vous où il est à cette heure ?

Tout en parlant, on avait franchi le vieux pont-levis aux chaînes rouillées qui n'avait pas été relevé depuis plus d'un siècle et l'enfilade encombrée des quais s'ouvrait devant eux au bas de la rampe rocheuse qui servait de support à la citadelle. O'Flaherty désigna la boursouflure d'une petite synagogue.

— Voyez-vous cette taverne grecque, entre le grand entrepôt de la distillerie de grains et la synagogue ? Gracchus a réussi à s'y faire engager comme garçon de salle. Il baragouine un étrange sabir mi-grec mi-turc qu'il a appris à Constantinople et ne se débrouille pas trop mal, d'autant plus qu'il s'essaie au russe depuis son arrivée.

— Mais comment savez-vous qu'il est là ?

— Parce que nous l'avons vu. Quelques jours après son installation, il s'est mis à tourner autour de la citadelle en chantonnant des chansons de mer typiquement françaises. Notre prison prenait jour sur les rochers. Nous avons pu communiquer avec lui. Et, parfois, ajouta-t-il avec un soupir dont la vigueur trahissait l'ampleur de sa reconnaissance, ce cher garçon a pu nous faire passer quelques flacons réconfortants... Malheureusement, nous ne pouvions pas suivre le chemin des bouteilles. La fenêtre était trop petite... et les murs trop épais...

La nuit se faisait plus fraîche et un vent léger, venu de la mer, enveloppa les quatre personnages, un vent qui sentait les algues et que les deux marins respirèrent avec délices.

— Dieu que c'est bon l'air de la liberté ! soupira Ja-son. Enfin, nous allons pouvoir reprendre la mer. Tu entends, ma douce, comme elle nous appelle... Ah ! sentir de nouveau sous mes pieds le pont de mon bateau...

Marianne frémit, comprenant que le moment difficile était arrivé. Elle ouvrait déjà la bouche pour détromper Jason, quand Jolival, sentant la peine qu'elle éprouvait, la devança :

— Vous êtes libre, Jason, dit-il avec une ferme douceur, mais votre bateau, lui, ne l'est pas ! Malgré tous nos efforts, le duc de Richelieu ne vous le rend pas.

— Comment ?

— Essayez de comprendre, et, surtout, ne vous fâchez pas ! C'est déjà très beau que nous ayons réussi à vous sortir de ce trou à rats. Le brick, prise de guerre, appartient désormais à la marine russe et le gouverneur d'Odessa n'y peut rien.

Contre ses côtes, Marianne sentit se crisper la main de Jason. La voix du corsaire ne s'éleva qu'à peine, mais elle était tendue d'inquiétante façon.

— Je l'ai déjà volé une fois. Je recommencerai. Après tout, ce n'est qu'une habitude à prendre.

— Ne vous leurrez pas ! Ici, c'est impossible... Le brick est amarré, là-bas, presque au bout du grand môle et plusieurs vaisseaux russes l'entourent. D'ailleurs, s'il faisait jour, vous pourriez constater que des ouvriers sont au travail pour y apporter les modifications nécessaires. J'ajoute... qu'il nous faut quitter la ville sur l'heure.

— Et pourquoi, s'il vous plaît ? Ai-je, oui ou non, été libéré par ordre du gouverneur ?

— Oui. Mais vous devez avoir quitté Odessa avant le lever du soleil. C'est un ordre. Si l'on vous retrouve, vous serez de nouveau enfermé et, cette fois, ni vous ni personne ne pourra vous tirer de là. En outre, Marianne... n'est pas au mieux avec le gouverneur qui souhaitait lui montrer plus... d'intérêt qu'elle ne le désirait. Alors, choisissez : restez pour tenter de reprendre votre bateau et vous risquez deux choses : la prison pour vous et le lit du gouverneur pour Marianne. La sagesse, je le crois, est de partir au plus vite...

Serrée contre l'épaule de Jason, Marianne retint son souffle. Elle avait tout à la fois envie de rire, de pleurer et d'embrasser son vieil ami pour avoir su présenter les choses de manière à éviter les questions gênantes. Jason n'était pas un homme facile à leurrer et il savait mener un interrogatoire avec autant d'habileté qu'un juge d'instruction blanchi sous le harnois. Sous sa main, elle sentait le cœur du marin battre à coups redoublés. Une vague de pitié l'envahit en même temps qu'une anxiété dévorante. A cette minute, il allait devoir choisir entre elle-même et ce bateau qu'elle l'avait souvent accusé d'aimer plus que leur amour et plus que tout au monde...

Jason respira très fort, plusieurs fois. Puis, brusquement, son bras se resserra autour de la jeune femme avec une détermination presque sauvage. Et Marianne comprit qu'elle avait gagné.

— Vous avez raison, Jolival. En fait... vous avez toujours raison. Partons ! Mais pour où ? Dans une heure, le jour se lèvera...