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Et s'il décidait, tout de même, de lancer ses sbires à la poursuite de sa voleuse, celle-ci aurait vraisemblablement réussi à prendre une assez belle avance, en admettant que la chance consentît à lui demeurer fidèle.

En découvrant Gracchus tranquillement appuyé, bras croisés, aux montants d'une imposante voiture attelée de trois chevaux, tenus en main par un gros cocher barbu et surmonté d'un bonnet rouge à fond carré, Marianne fut à peu près sûre que la chance était toujours avec elle en la personne même de ce gamin de Paris débrouillard qui semblait doué d'un double pouvoir : s'adapter instantanément aux circonstances, même les plus invraisemblables, sans jamais s'en étonner outre mesure et susciter des miracles. La voiture qu'il avait retenue en était un à sa manière...

C'était une kibitka, l'un de ces gros chariots bâchés à quatre roues, assez semblables à ceux des colons américains, dont se servaient habituellement les marchands russes pour transporter leurs personnes et leurs marchandises de ville en ville et de foire en foire.

Plus lourde, sans doute, et moins rapide que les autres voitures utilisées au long des chemins russes, la kibitka offrait l'avantage certain d'être plus solide, moins voyante, et de contenir plus de passagers, sans préjudice de nombreux bagages impossibles à caser dans une téléga ou dans une troïka. Les fugitifs y tiendraient tous, alors qu'il eût fallu normalement au moins deux voitures pour emmener tout le monde. Enfin, Richelieu chercherait moins une princesse Sant'Anna sous la bâche d'un chariot rustique que sur les coussins d'une voiture plus élégante.

Mais la magie personnelle de Gracchus ne s'arrêtait pas au choix du véhicule. En passant la tête à l'intérieur, Marianne s'aperçut qu'il contenait plusieurs matelas roulés qui, d'ailleurs, allaient servir de sièges, une pile de couvertures neuves, des ustensiles de cuisine et des provisions. Il y avait aussi des pelles et quelques armes. Enfin, des habits qui, pour n'avoir pas été coupés à Londres ou à Paris, n'en paraissaient pas moins convenables, attendaient visiblement Jason et Craig. De toute évidence, Gracchus avait employé l'argent de Jolival au mieux et dans un laps de temps qui défiait toute concurrence.

— Cela tient de la magie, apprécia Marianne en ressortant pour permettre aux deux hommes de se changer. Comment avez-vous fait, Gracchus ? Aucun magasin ne peut être ouvert à cette heure.

Le jeune homme vira à 1'écarlate comme cela lui arrivait chaque fois que sa patronne lui faisait un compliment et se mit à rire :

— C'est pourtant pas bien malin, Mademoiselle Marianne. Ici avec de l'argent, on peut avoir n'importe quoi à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Suffit de savoir seulement à quelle porte frapper...

La tête rousse de Craig O'Flaherty apparut sous la bâche.

— Et toi, apparemment, tu connais les bonnes portes, mon garçon ! Seulement, j'ai peur qu'il ne nous manque tout de même quelque chose. Tu ignores peut-être ce que nous autres, prisonniers du gouvernement, avons appris d'un confrère italien amené ici par sa mauvaise chance : pour pouvoir voyager sur les routes de cet empire et surtout pour obtenir des chevaux aux relais de poste, il faut une espèce de passeport...

— Ça s'appelle un « podaroshna », approuva Gracchus imperturbable en tirant de sa poche un papier portant un timbre officiel tout frais. (Il le mit sous le nez de l'Irlandais.) Ça ressemble à ça, mais faut rien exagérer, M'sieur Craig. Le « podaroshna » c'est tout juste un permis de prendre des chevaux de poste. On peut s'en passer du moment qu'on peut payer, mais ça permet de faire des économies et de ne pas passer, aux yeux des maîtres de poste, pour le dernier des derniers. Pas d'autre question, M'sieur Craig ?

— Pas d'autre question, soupira l'Irlandais en extrayant de la voiture sa vigoureuse personne vêtue à la russe, d'un pantalon bouffant enfoncé dans de courtes bottes et d'une blouse grise, serrée au cou et sanglée à la taille par une ceinture de cuir... Sinon qu'il faudra que je m'habitue à cette nouvelle mode et que j'aimerais bien me raser !

Moi aussi ! fit Jason qui apparaissait à son tour vêtu de la même façon. Je trouve que nous ressemblons à nos geôliers...

Gracchus les enveloppa d'un regard critique, puis approbateur, et hocha la tête avec satisfaction :

— C'est pas mal du tout. D'ailleurs, c'est tout ce que j'ai trouvé et, si je peux me permettre un conseil, ce sera celui de conserver vos barbes. Avec elles, vous avez tout à fait l'air de braves fils de la Sainte Russie et les choses n'en iront que mieux.

En effet, faisant preuve décidément d'une prudence digne d'un chef, Gracchus, peu soucieux de laisser Marianne s'engager en territoire ennemi sous sa véritable identité, avait pris sur lui de faire établir le « podaroshna » au nom de Lady Selton, voyageuse anglaise, donc originale, et désireuse de se familiariser avec l'empire des Tsars ainsi que d'étudier les mœurs patriarcales de ses habitants.

Gracchus, Jason et Craig étaient indiqués sur le fameux papier comme les serviteurs de la dame et Jolival, rebaptisé Mr Smith, se voyait attribuer le rôle de secrétaire.

— Mr Smith ! ronchonna le vicomte. C'est tout ce que tu as trouvé ? Quelle imagination !

— Monsieur le Vicomte me pardonnera, riposta Gracchus dignement, mais Smith est le seul nom anglais que je connaisse avec Pitt et Wellington.

— Je l'ai échappé belle ! Alors, va pour Smith ! Maintenant, je crois qu'il serait temps de nous mettre en route.

En effet, le jour naissait dans la gloire rouge et violette d'une aurore venteuse. Quelque part dans le voisinage, les simandres d'un couvent orthodoxe résonnèrent, annonçant les prières de l'aube. Les bulbes de cuivre d'une église se mirent à luire comme braise contre le ciel pourpre où passaient le vol glissant des mouettes et de rapides fléchettes noires qui étaient des hirondelles.

Les rues de la ville haute s'animaient. Les gens qui avaient couru au port en revenaient, commentant bruyamment l'événement. Ceux qui n'avaient pas jugé bon de quitter leurs lits ouvraient leurs fenêtres dans un vacarme de volets claqués et de questions lancées d'une maison à l'autre.

Au bout de la rue, des soldats étaient les lourdes chaînes tendues pour la nuit entre les deux bastions courts et trapus qui formaient la porte de Kiev. De l'autre côté, les première charrettes de blé apparaissaient.

Les voyageurs grimpèrent dans la kibitka et s'y installèrent de leur mieux sur les matelas tandis que Gracchus sautait auprès du cocher qui continuait visiblement sa nuit interrompue, car il lui fallut le secouer avant de s'asseoir auprès de lui, sur la planche qui lui servait de siège.

Le Parisien jeta un regard sur ses compagnons pour s'assurer que tout était en ordre, puis, s'adressant majestueusement au cocher et, d'ailleurs, très conscient de l'effet produit :

— Fpériot ! ordonna-t-il (En avant !)

L'homme émit un petit rire mais toucha ses chevaux. Le lourd équipage s'ébranla, cahota dans une ornière, car les pavages étaient encore inconnus dans la ville nouvelle, et se dirigea vers la barrière.