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Mais elle n’eut pas loin à aller. A peine fut-elle entrée dans la galerie où s’entassaient pêle-mêle officiers, soldats et serviteurs de la maison impériale, qu’elle aperçut Jolival assis sur une banquette aux pieds de Gracchus qui, grimpé sur la même banquette se haussait encore sur la pointe des pieds cherchant visiblement quelqu’un dans cette foule. L’apparition de Marianne leur arracha, à l’un comme à l’autre, une exclamation de soulagement.

— Sacrebleu ! gronda Jolival traduisant en mauvaise humeur l’angoisse qu’il venait d’éprouver. Où diantre étiez-vous passée ? Nous nous demandions si vous n’étiez pas quelque part dans cette mer de feu en train de chercher...

— ... A m’enfuir d’ici ? A gagner la route de Saint-Pétersbourg ? Et cela, bien sûr, en vous abandonnant ici ? Vous me connaissez bien mal, mon ami, dit la jeune femme avec reproche.

— Vous seriez bien excusable et d’autant plus que vous saviez que Gracchus était avec moi ! Vous pouviez choisir la liberté et la fuite vers la mer.

Elle eut un petit sourire triste et, passant un bras autour du cou de son vieil ami, elle eut un geste impulsif et l’embrassa sur les deux joues.

— Allons, Jolival ! Vous savez bien qu’à cette heure vous êtes, avec Gracchus, tout ce qui me reste. Qu’irais-je faire sur la route de Saint-Pétersbourg ? On n’y souhaite guère ma présence, allez ! A cet instant, Jason ne songe qu’à une chose : le bateau qui va bientôt l’emporter vers sa chère Amérique, vers la guerre, vers... tout ce qui nous sépare. Et vous voudriez que je coure après lui ?

— N’en avez-vous pas un seul instant éprouvé la tentation ?

Elle n’hésita pas un instant.

— Honnêtement, si ! Mais j’ai réfléchi. Si Jason souhaitait ma présence autant que je souhaite la sienne, il serait, à cette minute, dans Moscou même, cherchant à me retrouver, criant mon nom à tous les échos.

— Qui vous dit que ce n’est pas le cas ?

— Ne vous faites pas l’avocat du diable, mon ami. Vous savez aussi bien que moi que cela n’est pas. Jason s’éloigne de nous, soyez-en certain. Après tout, c’est le paiement normal de ma folie. Qu’avais-je besoin de l’arracher à sa prison d’Odessa et de le suivre jusqu’ici ? L’eussé-je laissé avec Richelieu qu’il fût demeuré tranquille durant tout le temps de sa maudite guerre anglaise en admettant qu’il n’eût pas réussi à s’enfuir. Mais j’ai ouvert moi-même les portes de la cage et, pareil aux oiseaux sauvages, il s’enfuit à tire-d’aile, me laissant là. Je ne l’ai pas volé.

— Marianne, Marianne, vous êtes amère, dit doucement le vicomte. Je n’ai pas une grande tendresse pour lui mais vous le faites peut-être plus noir qu’il n’est.

— Non, Jolival ! J’aurais dû comprendre depuis longtemps. Il est ce qu’il est... et moi je n’ai que ce que je mérite. On n’est pas bête à ce point...

De furieux éclats de voix dans lesquels Marianne n’eut aucune peine à reconnaître le timbre métallique de Napoléon vinrent interrompre son autocritique désabusée. L’instant suivant, la porte de l’appartement impérial fut emportée plus qu’elle ne s’ouvrit et Napoléon lui-même surgit sur le seuil, vêtu de sa robe de chambre, les cheveux en désordre et le madras qu’il venait d’arracher de sa tête à la main.

Aussitôt, ce fut le silence. Le vacarme des conversations s’arrêta tandis que l’Empereur faisait peser sur l’assemblée son regard fulgurant.

— Que faites-vous tous ici à piailler comme des vieilles femmes bavardes ? Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ? Et pourquoi n’êtes-vous pas tous à vos postes ? Les incendies s’allument un peu partout à cause du désordre de mes troupes et de l’abandon où les habitants de cette ville laissent leurs maisons...

— Sire ! protesta un géant blond de type nordique dont le beau visage s’encadrait d’épais favoris dorés, les hommes sont victimes de cet incendie comme nous-mêmes. Ce sont les Moscovites eux-mêmes...

— Allons donc ! On me dit que la ville est livrée au pillage. Les soldats brisent les portes, enfoncent les caves. On s’empare du thé, du café, des pelleteries, du vin et de l’alcool. Et moi je ne veux pas de cela ! Vous êtes gouverneur de Moscou, Monsieur le Maréchal ! Faites cesser ce désordre !

Ainsi tancé, le maréchal Mortier ébaucha un geste de protestation qui s’acheva en symbole d’impuissance puis, tournant les talons, se dirigea vers l’escalier et disparut suivi de deux officiers de son état-major, cependant que Napoléon glapissait :

— Les Moscovites ! Les Moscovites ! Ils ont bon dos. Je ne puis croire que ces gens brûlent leurs maisons pour nous empêcher d’y coucher une nuit...

Courageusement, Marianne s’avança jusqu’à lui.

— Et pourtant. Sire, cela est. Je vous supplie de me croire ! Vos soldats ne sont pas cause de ce drame ! Rostopchine seul...

La fureur du regard impérial s’abattit sur elle.

— Vous êtes encore là, Madame ? A cette heure, une honnête femme est dans son lit. Retournez-y !

— Pour quoi faire ? Pour y attendre patiemment que le feu prenne à mes couvertures et que je flambe en proclamant les louanges de l’Empereur qui a toujours raison ? Grand merci, Sire ! Si vous ne voulez pas m’entendre, je préfère encore m’en aller.

— Et où iriez-vous, s’il vous plaît ?

N’importe où, mais hors d’ici ! Je n’ai aucune envie d’attendre qu’il ne soit plus possible de sortir de ce maudit palais ! Ni de participer à l’autodafé gigantesque que Rostopchine entend offrir aux mânes des soldats russes écrasés à la Moskowa ! Libre à vous d’en faire les frais, Sire, mais moi je suis jeune et j’ai encore envie de vivre... Aussi, avec votre permission...

Elle esquissait une révérence. Mais le rappel de sa récente victoire avait calmé l’Empereur. Brusquement, il se pencha, saisit le bout de l’oreille de la jeune femme et le tira avec une vigueur qui lui arracha un gémissement. Puis, souriant.

— Allons ! Calmez-vous, Princesse ! Vous ne me ferez pas croire que vous avez peur. Pas vous ! Quant à nous fausser compagnie, cela vous est formellement interdit ! S’il faut en venir à quitter cet endroit, nous partirons ensemble mais apprenez que, pour le moment, il n’en est pas question. Tout ce que je vous permets, c’est d’aller prendre un peu de repos et vous rafraîchir. Nous déjeunerons ensemble à 8 heures !

Mais il était écrit que Marianne ne regagnerait pas sa chambre de sitôt. Alors que la foule inquiète qui avait envahi la galerie se dissolvait lentement, un groupe de soldats menés par le général Durosnel arrivait au pas de charge, traînant des hommes vêtus d’une sorte d’uniforme vert et quelques moujiks hirsutes qui avaient tout l’air de prisonniers. L’interprète impérial, Lelorgne d’Ideville, accourait derrière eux. L’empereur qui s’apprêtait à rentrer chez lui se retourna, mécontent.

— Que me veut-on encore ? Qui sont ces gens ?

Durosnel le renseigna.

— On les appelle des boutechniks, Sire. Ce sont des gardes de police qui sont chargés ordinairement de la surveillance alors qu’ils commençaient à incendier un magasin de vins et spiritueux. Ces mendiants étaient avec eux et les aidaient.

Napoléon eut un haut-le-corps et son regard assombri s’en alla, machinalement, chercher celui de Marianne.