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J’entame mon ascension. Au premier, je passe devant une porte sur laquelle un extraterrestre a fixé une plaque hallucinante : « Amicale des joueuses de bingo ». J’ignore ce qu’est le bingo mais l’idée que des amies s’amusent à y jouer suffit à me glacer le sang. D’autant que j’ai déjà croisé Mme Deglu, la présidente de l’Amicale, dans l’escalier. Le bingo doit être une forme de vaudou. En plus trash.

Le deuxième étage est celui de l’Association. Au cas où un Agent se perdrait et continuerait vers le troisième et son « Club philatéliste », une âme charitable a inscrit « L’Association » en lettres appliquées sur un petit panneau moche.

Lorsque j’ai demandé à mademoiselle Rose pourquoi il n’y avait pas de sonnette, elle s’est contentée de sourire. C’est Jasper qui m’a expliqué un peu plus tard.

– Tu ne ressens pas la magie qui vibre dans la porte ?

– Euh… non. Je sens plutôt le chou moisi.

– Il y a pourtant des sortilèges de malade à l’intérieur. Celui qui les a mis en place connaît son boulot, crois-moi.

– Et ils servent à quoi ces sortilèges ?

– À protéger la porte. Une roquette tirée à bout portant serait incapable de la rayer.

– Pourquoi diable quelqu’un tirerait une roquette sur cette porte ?

– Ben… pour entrer.

– Pour entrer, il suffit de frapper. La porte s’ouvre automatiquement.

Jasper a arboré ce sourire suffisant que je déteste.

– Et quand tu frappes, d’autres sortilèges se déclenchent. Les gens à l’intérieur savent immédiatement qui tu es, comment tu es habillée, équipée, armée. Si tu es animée de mauvaises intentions, une incantation et hop, ils te grillent sur place !

C’est à Jasper et à ses explications que je pense en frappant à la porte de l’Association. Me griller sur place ? Pourvu que Walter ne soit pas trop en colère contre moi.

Un déclic sec. J’entre.

– Bonjour, Ombe.

– Euh… Bonjour, mademoiselle Rose.

Elle est assise derrière son bureau, ledit bureau placé de façon à ce qu’elle contrôle d’un simple regard les visiteurs qui pénètrent dans les locaux de l’Association et les deux couloirs qui s’ouvrent de chaque côté de la porte.

Cheveux gris noués en chignon, lunettes rondes cerclées de métal, tailleur si neutre qu’il en devient irréel, traits impassibles, elle est l’archétype de l’austère secrétaire du siècle dernier sauf que… c’est mademoiselle Rose. Et que, dès la première fois où je l’ai vue, j’ai compris qu’elle était bien davantage que la femme qu’elle paraissait être. Si ma description ne vous paraît pas claire, je vous suggère de monter au deuxième étage du 13 rue du Horla afin de vous faire votre propre idée du personnage.

Mademoiselle Rose est la secrétaire du bureau parisien. Elle gère les missions des Agents, les relations avec le bureau international, s’occupe de régler les éventuelles bavures (glups) et passe vingt-cinq heures par jour devant son ordinateur, même si une rumeur persistante la présente comme l’ultime recours de l’Association en cas de problème grave sur le terrain.

– Assieds-toi, Ombe.

Drôle comme une phrase prononcée sur un ton neutre peut ressembler à un ordre. Drôle aussi que quelqu’un d’aussi réfractaire que moi à l’autorité n’envisage pas une seconde de désobéir à cet ordre. Je m’assois.

– Ton rapport.

Je sais qu’avec elle, il faut aller à l’essentiel et comme je n’ai aucune envie de m’étendre sur mon fiasco, je lui résume mes aventures de la veille en moins de dix phrases. Elle m’écoute sans bouger, ne paraissant surprise qu’à la fin. Et quand je dis surprise, j’exagère à plein tube. Elle hausse juste un sourcil.

– Démoli à la pioche ? Vraiment ?

– Euh… oui. Enfin… Surtout la tête. Les bras aussi. Et les jambes.

– Très bien.

Elle pose le crayon gris avec lequel elle a pris des notes. À cet instant précis, timing trop parfait pour ne pas être voulu, une porte s’ouvre dans le couloir de gauche et la grosse voix de Walter s’élève, pareille au rugissement d’un morse en colère :

– OMBE !!!

Une esquisse de sourire survole les lèvres de mademoiselle Rose. Si fugace que je suis certaine d’avoir rêvé. Mademoiselle Rose ne sourit pas. Ne sourit jamais.

– Tu devrais y aller, Ombe. Walter est un peu tendu ce matin.

Tendu ?

Apoplectique serait plus approprié.

Walter est un vieux bonhomme de cinquante ans au moins, gras et chauve. Il a d’ordinaire le visage aussi rouge que le cul d’un babouin, couleur qu’il s’applique à mettre en valeur en s’habillant de façon exécrable, mariant chemises et cravates avec un tel manque de goût qu’on finit par penser que c’est volontaire.

Quand j’entre dans son bureau, c’est ce qui me saute immédiatement aux yeux et manque me les crever. Chemise rose fuchsia, délicate broderie jaune vif sur la poche et cravate bleu pétrole à pois blancs. Médaille d’or de l’immonde. Hideux à mourir.

Sauf que Walter ne me donne pas le temps de mourir.

– De la discrétion, Ombe ! vocifère-t-il. De la discrétion !

Drôle d’exiger de la discrétion en hurlant de pareille manière, non ?

– L’Association est régie par neuf règles, poursuit-il sans prendre le temps de respirer, et chacune de ces règles s’appuie sur le mot DIS-CRÉ-TION !

– Même la quatrième ?

La prudence aurait voulu que je me taise et laisse passer l’orage, je n’ai pas pu m’empêcher de faire la maligne. Avantage, Walter semble désarçonné.

– Quoi la quatrième ? Quelle quatrième ?

– La quatrième règle : l’Agent a au minimum quinze ans.

Walter extirpe une nappe, pardon, un mouchoir, de sa poche et essuie la sueur qui ruisselle sur son front.

– Parfaitement ! réagit-il avec un temps de retard. La quatrième règle aussi. L’Association n’emploie pas d’enfants parce qu’ils manquent de discrétion. C’est pour cette raison que, contactée à quatorze ans, tu n’as été recrutée qu’à quinze pour réellement débuter ton travail sur le terrain cette semaine, alors que tu viens d’avoir dix-huit ans. Le débuter de façon catastrophique ! Bon sang, Ombe, quelle mouche t’a piquée ?

– J’ai agi de mon mieux. Je…

– Ton mieux est lamentable, jeune fille, indigne d’un Agent de l’Association !

– Les gobs…

– Les gobelins !

Je hausse les épaules.

– Les gobs sont arrivés en camion dans la cour du lycée pendant que je…

Walter m’arrête d’un geste de la main.

– Inutile de me raconter ton histoire, j’ai entendu le rapport que tu as fourni à Rose.

– Vous l’avez entendu ?

Flatté par ma surprise, il se rengorge et quitte du coup la zone rouge de son compte-tours personnel pour prendre un régime moteur plus adapté à la longue distance.

– Tu ne crois quand même pas que la pratique de la magie est réservée aux Agents de terrain ?

Walter jetant un sort ? L’idée est aussi loufoque que Jasper effectuant un wheeling sur une grosse bécane et je ne peux retenir un sourire qui, heureusement, passe inaperçu.

– Rattraper les dégâts et étouffer l’affaire nous a pris la nuit. L’explication officielle demeure toutefois fragile et une équipe devra travailler plusieurs jours avant qu’elle devienne inattaquable.

– L’explication officielle ?

– L’équipe de tournage d’un film d’action à gros budget s’est trompée de lycée.

Je grimace.

– C’est en effet plutôt fragile comme explication.