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Erreur, Ombe. Walter remet les gaz.

– Il n’y aurait pas eu besoin d’inventer une pareille ineptie si tu t’étais montrée plus discrète ! Et le pire, c’est qu’il m’est impossible de te sanctionner.

– Vous m’en voyez ravie. Je peux savoir pourquoi ?

– Ne le prends pas sur ce ton avec moi ! explose Walter.

– Vous devriez crier moins fort. Vous perdez en charme quand vous êtes en colère. C’est dommage.

– Et ne joue pas non plus à la séductrice ! Ça ne marche pas ! s’exclame-t-il.

Un ton plus bas.

Et avec le sourire.

Sourire que je lui rends. En plus joli.

Il a l’intelligence de ne pas insister. Walter est vieux, gras et chauve, c’est un maniaque de la discrétion, il adore taper du poing sur la table mais il aime ses Agents. Surtout les plus jeunes. Et il sait qu’on sait qu’il nous aime. Et comme nous on sait qu’il sait, même quand il est en mortel pétard, il y a de l’affection qui traîne dans les coins.

Enfin, moi je sais. Comme je ne côtoie pas beaucoup les autres, j’ignore s’ils ont compris que Walter se prend un peu pour notre père. Et je m’en fiche. Pas de Walter, de ce qu’ont compris – ou pas – les autres.

– Avec ce qui s’est passé hier soir, reprend-il, je suis obligé de te mettre au vert quelques jours, le temps que les esprits se calment.

– Je croyais que je ne serais pas sanctionnée.

Walter ouvre le tiroir de son bureau et en tire un journal qu’il étale devant moi. En première page je lis « Ça ne tourne pas rond au lycée Bordage ». Après cet hilarant trait d’humour, le journaliste narre par le détail la surprise des élèves et des enseignants quand une équipe d’acteurs grimés et de monstres animés très réalistes ont, par erreur, envahi le lycée. Sa prose doit être intéressante mais je n’ai aucune envie de la lire. Mon attention reste figée sur la photo qui trône au-dessus de l’article. Une photo prise de trois quarts face, assez réussie quoique totalement inattendue. Une photo de moi !

– Qu’est-ce que… je… je… est-ce que…

Je ferme les yeux une seconde, me concentre pour retrouver mon calme, cesser de bégayer. Le bégaiement c’est bon, le calme c’est râpé.

– Qui est le fils de bâtard moisi qui a pris cette putain de photo ? Qui, quand et où ?

J’obtiens ma réponse sous la forme d’un nom placé en bas à droite du cliché : Dylan Martin ! Deux jours plus tôt, ce blaireau s’est approché de moi sous prétexte de me montrer son nouveau téléphone. Si j’avais compris qu’il me photographiait, je le lui aurais fait bouffer, son Samsung. Il ne perd rien pour attendre. Si un jour sa route recroise la mienne, la lignée des Martin embranchement Dylan risque fort de s’éteindre.

Walter balaie la question d’un geste de la main.

– Aucune idée et aucune importance. Tu es en revanche décrite dans l’article comme une des actrices principales du film. J’ignore le temps qu’il nous faudra pour étouffer cette rumeur aussi dois-tu te mettre au vert afin que personne ne te reconnaisse. Noël approche et les gens auront bientôt, je l’espère, des sujets de conversation plus intéressants que ta… prestation.

L’allusion à Noël me laisse de marbre. Par contre…

– Me mettre au vert ?

– Oui. L’Association t’offre un séjour à la campagne.

Je pousse un gémissement qui ne paraît pas le moins du monde attendrir Walter.

– Aaargh… La campagne ? Il n’y a pas plutôt une place disponible dans un bagne ou sur un échafaud ?

Walter s’éponge le front avec son mouchoir drap de bain.

– La campagne, Ombe. Un point c’est tout. Et puis écoute la suite avant de protester. J’ai une nouvelle mission pour toi. Elle se déroule loin de Paris dans un coin tranquille où tu pourras fiche le bazar sans gêner personne. Tu es contente ?

Je conserve un silence prudent.

– Si mes souvenirs sont bons, poursuit Walter, tu dois suivre une formation en fin d’après-midi. Repasse ensuite au bureau. Je t’expliquerai ce que j’attends de toi.

Je comprends que l’entrevue est terminée. Walter a pris sa décision, il est inutile d’insister. Je me lève.

Je dois avoir l’air pitoyable parce qu’il m’adresse un clin d’œil qui se veut réconfortant.

– Bien joué pour l’Élémentaire, Ombe. À la pioche. Je ne savais pas que c’était possible.

Puis ses traits se troublent.

– Ombe, ce que je viens de te dire au sujet de la campagne et du bazar que tu peux fiche, c’était une plaisanterie, d’accord ? De la discrétion. Même à la campagne. De la discrétion !

11

– Euh… Mademoiselle Rose ?

Par tous les diables, suis-je vraiment obligée de murmurer comme une souris neurasthénique ?

– Oui, Ombe ?

– Je crois que je suis à court d’ingrédients…

– Tu crois ou tu en es sûre ?

– Euh… j’en suis sûre.

– Quel type d’ingrédients ?

– Le foutoir de base, poils de chat, éclats de mica, poudre d’euphorbe, extrait d’eau élégante…

Mademoiselle Rose lève la tête de son écran d’ordinateur pour me dévisager, ce qui a pour effet d’interrompre mon énumération et de me placer en position parole off. Accessoirement de m’empourprer les joues et de me couper le souffle.

– Le foutoir de base ?

Comment rattraper un mot proféré par erreur, le ravaler et le faire oublier ?

Impossible.

Même en essayant de toutes ses forces.

– Euh… simple façon de parler.

– Ah.

Elle baisse les yeux et se remet à taper sur son clavier. Je pousse le soupir étonné du condamné à mort dont la peine vient d’être commuée en trois semaines de vacances aux Seychelles. À cet instant, je sens l’expression « foutoir de base » quitter définitivement mon vocabulaire.

Du moins celui que j’emploie quand je m’adresse à mademoiselle Rose.

– Va voir le Sphinx.

Il me faut une seconde pour réaliser que c’est à moi qu’elle a parlé et trois de plus pour me glisser dans le deuxième couloir, celui qui s’ouvre à droite de son bureau.

Au contraire du premier, large et bien éclairé, qui dessert le bureau de Walter, la bibliothèque de l’Association et une série de pièces interdites aux stagiaires, le second est étroit et ne conduit qu’aux toilettes, à un petit vestiaire et, tout au bout, à un placard de rangement.

C’est la porte de ce dernier que j’ouvre. Un seau poussiéreux, une serpillière desséchée et un vieux balai me saluent tristement le temps que je tire sur l’anse du seau.

Déclic, puis grincement cathartique. Le sol du placard se soulève, une cabine d’ascenseur apparaît. Pas vraiment high-tech la cabine. On y tient à un, pourvu que le un ne soit pas gros. Elle est fissurée sur toute sa hauteur, tandis que l’ampoule faiblarde qui l’éclaire se prend pour un clignoteur à rythme aléatoire. Peut-être que l’Association ne tient pas plus que ça à la vie de ses Agents.

Trois boutons fatigués me proposent leurs services, chacun avec son numéro. Le 0 correspond au placard à balais même si le placard à balais se trouve au second. Le -1 est celui de la salle des archives, tandis que le -2 envoie l’ascenseur vers l’armurerie.

Ne me demandez pas -1 ou -2 quoi, je l’ignore. La seule chose que je sais, c’est que l’immeuble n’est pas censé posséder des sous-sols et que les atteindre est long. Et inquiétant. J’appuie sur -2 et, en croisant les doigts pour que la cabine n’explose pas durant le trajet, j’entame ma descente.

Que ceux qui imaginent que l’armurerie de l’Association a un rapport, même lointain, avec celle des films de James Bond aillent se rhabiller.

Bon d’accord, on y invente des armes – face à un vampire sur les dents ou à un garou enragé, il vaut mieux être armé et, si possible, de façon efficace – mais il serait vain de chercher la débauche de technologie létale qui aide 007 à réussir ses missions.