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– C’est exact. Nul ne l’a jamais vue mais nous savons qu’elle se trouve là et il est de notre devoir de la protéger.

– Elle est en danger ?

– Oui. À la différence des autres Anormaux, les Créatures n’ont pas intégré l’apparition de l’homme et son actuelle prédominance sur la terre. Un peu comme si elles vivaient dans un univers qui se contente de côtoyer le nôtre.

– Quel rapport avec le danger que court celle du lac ?

– Depuis que nous avons connaissance de son existence, nous veillons sur elle. Elle a besoin de calme, de paix, de solitude. Nous avons donc œuvré pour que la zone soit classée inconstructible, afin de tenir les touristes éloignés et que le manoir ne soit pas réhabilité. C’est sur ce point que nous avons des soucis.

– Le manoir ?

– Oui. Récemment un groupe financier, Leroy & Hern, est parvenu à contourner les blocages mis en place et à obtenir une série d’autorisations visant à transformer le manoir en complexe hôtelier de luxe. Malgré nos efforts pour le contrer, il a passé un accord avec une firme japonaise et le projet est bien parti pour voir le jour. Si c’est le cas, la Créature du lac peut dire adieu à sa tranquillité.

– J’admets que c’est terrible pour elle mais je ne vois pas ce que je peux faire.

– Enquêter.

– Enquêter ?

– Oui. Quelque chose cloche dans cette histoire. Edgar Leroy, le PDG du groupe, a reçu une aide qu’il n’aurait pas dû recevoir.

– Une aide politique ?

– Non. Magique.

– Leroy est un magicien ?

– C’est ce que nous avons d’abord cru mais il s’avère que non. C’est là que tu entres en jeu. La signature définitive du contrat avec les Japonais aura lieu après-demain au manoir. Tu seras embauchée comme interprète, tu devras comprendre ce qui se passe et, si possible, faire avorter l’opération.

Walter s’est tu une seconde avant de reprendre en me fixant droit dans les yeux :

– Je serai honnête, Ombe. Sauver cette Créature est essentiel pour l’Association. Après l’histoire du lycée, j’aurais préféré confier cette mission au premier débutant venu plutôt qu’à toi mais voilà, tu es la seule à parler japonais. Ne me déçois pas, d’accord ?

« Ne me déçois pas. »

C’est à cette phrase que je songe en bavardant avec des hommes d’affaires japonais qui me délivrent d’affligeantes banalités sur mon jeune âge et mon étonnante maîtrise de leur langue.

« Ne me déçois pas. »

Je fais ce que je peux, Walter, d’accord ?

15

Il est deux heures du matin lorsque le repas s’achève.

J’ai mal aux pieds et, si j’ai reçu, et décliné, sept propositions malhonnêtes pour la nuit, je n’ai rien appris de probant sur l’éventuelle dimension magique du projet.

La salle où se sont déroulés les discours puis le repas a, pour l’occasion, été aménagée par des décorateurs. Des tissus colorés ont été tendus sur les murs et au plafond pour masquer les ravages du temps, un plancher provisoire a été posé et un mobilier moderne mis en place. Si l’ensemble est joli et de bon goût, cela n’empêche pas le reste du manoir d’être en ruine.

De somptueux mobile homes ont donc été loués et installés à grands frais afin d’accueillir ces puissants messieurs. Des caravanes plus modestes ont, elles, été placées un peu plus loin pour le personnel. C’est vers une de ces caravanes que je me dirige en ressassant ce qui est bien parti pour devenir mon deuxième échec.

Deux missions, deux échecs. Difficile de faire pire, non ?

Pourtant j’ai vraiment tenté de glaner des informations, au risque de paraître indiscrète, voire grossière, quand je m’immisçais dans une conversation qui, d’évidence, ne me regardait pas. J’ai tellement laissé traîner mes oreilles que si l’expression était prise au sens propre, je me serais transformée en cocker.

Tout ça pour rien !

Edgar Leroy est l’archétype de l’homme d’affaires aux dents de requin, son staff est d’une banalité qui n’a d’égale que son efficacité et les Japonais jouent à la perfection leur rôle de Japonais. Pas le moindre bout de sortilège qui traîne là-dedans. Et comme leur projet immobilier est du genre ambitieux qui dépote, j’ai peur que les jours de la Créature du lac soient comptés.

Tiens, d’ailleurs, puisqu’on parle du lac…

Je quitte le chemin principal et m’engage sur un sentier qui me conduit jusqu’à ce qui fut sans doute, un jour, une belle plage et n’est plus qu’une étroite bande de galets ronds assaillie par la végétation.

Devant moi, le lac offre au regard une étendue sombre et plane sur laquelle se reflète une étonnante lune gibbeuse. Des joncs, des nénuphars, de l’obscurité et, juste à côté, un ponton vermoulu qui s’avance en boitillant dans l’eau glaciale de ce milieu d’hiver.

Sa forme découpée faussant les perspectives, le lac est plus étendu qu’on ne le croirait en l’observant depuis le manoir. Assez étendu pour que, lorsque j’essaie de visualiser la Créature qui y vit, je sois incapable d’imaginer sa taille.

Celle d’un homme ?

D’un ours ?

D’une baleine ?

Je réalise que je n’ai pas non plus la moindre idée de son apparence.

« Chaque Créature possède une forme qui lui est propre », m’a expliqué Walter. Cela résume à peu près l’ensemble des connaissances de l’Association et cela ne fait pas grand-chose. Pas étonnant qu’aucun séminaire ne nous ait été proposé au sujet des Créatures et que le seul traité en ma possession ne comporte qu’une douzaine de pages.

L’inconnu !

Bon, je récapitule. Quelque part sous l’eau, vit une Créature qui mesure entre dix centimètres et cinquante mètres de long, pèse de douze grammes à un paquet de tonnes et peut ressembler à peu près à n’importe quoi.

Et vous savez quoi ? Je suis censée la sauver !

Comment voulez-vous que je ne foire pas mes missions, moi ?

De frustration, je shoote dans un galet, ce qui bousille mon escarpin droit mais me calme les nerfs. Par les orteils de Lucifer, je ne vais quand même pas aller me coucher !

Allez, Ombe, passe à l’action, bon sang, ton point fort !

Je jette un coup d’œil circulaire.

Personne.

Mobile homes et caravanes se trouvent de l’autre côté du manoir et je doute qu’au mois de décembre, un promeneur nocturne vienne se perdre à plus de dix kilomètres d’une route goudronnée.

Je me déshabille, plie soigneusement mon tailleur – j’en aurai besoin demain – et me risque sur le ponton. Une dizaine de mètres d’équilibre précaire plus loin, j’atteins son extrémité. Je me penche, effleure l’eau du bout de l’orteil. Je ne suis pas experte en température mais si elle atteint les 5 °C, je suis volontaire pour suivre un stage intensif de magie elfique avec les pires blaireaux de l’Association.

Je plonge.

J’effectue quelques brasses pour me détendre puis je prends une grande bouffée d’air et je descends.

Il fait noir.

Je remonte.

– Bravo, Ombe. Riche idée, ce bain de minuit à deux heures du matin. Tu fais quoi, maintenant ?

Oui, je sais, je parle toute seule et à voix haute, ce qui n’est pas forcément bon signe mais j’aimerais vous y voir, vous…

En guise de réponse à la question que je me suis moi-même posée, je me remets à nager. Il ne sera pas dit que je suis venue pour rien. Je vais traverser ce fichu lac et quand je serai de l’autre côté, je le traverserai dans l’autre sens puis j’irai me coucher.

Quand je pense que la mission de Jasper consistait simplement à attraper un vampire bourré. Elle est où l’égalité hommes-femmes dans le travail, hein ?

J’en suis à ce point de mes cogitations et à peu près au milieu du lac lorsque je repars vers les profondeurs.

Sauf que cette fois, ce n’est pas volontaire.

Un tentacule aussi gros que mon bras s’est enroulé autour de ma taille et m’entraîne sans que je sois en mesure de résister. Il fait toujours noir en bas et comme je n’ai pas eu le temps de retenir mon souffle, ma situation devient vite désagréable.

Je me bagarre avec le tentacule, essayant de toutes mes forces de desserrer son étreinte. Vous avez compris que, malgré mon physique gracile, je suis costaude et teigneuse, n’est-ce pas ? Pourtant, là, ça ne me sert à rien. Strictement à rien. Je continue à descendre et mes poumons passent en zone rouge. Alerte générale ! Dans un film, ça donnerait quelque chose du genre « Il vous reste dix secondes d’autonomie respiratoire avant une mort par asphyxie ».

Si au moins le Sphinx m’avait permis d’emporter son coutelas. D’accord, glissé sous mon tailleur, il n’aurait pas été discret mais…

Merde !

Je n’ai aucune envie de mourir comme ça.

Je n’ai aucune envie de mourir tout court.

Dans les films, toujours les films, la vision du héros se trouble à cet instant précis. Il voit des papillons noirs avant, bien sûr, d’être sauvé.

Moi, c’est le contraire.

Au moment où mes poumons m’avisent qu’ils renoncent et vont tenter de respirer sous l’eau, j’y vois clair. Entendons-nous, je ne suis pas victime d’une vision ante mortem, non, il faisait noir et, soudain, je suis prise dans un halo de clarté verdâtre.

Je ne sais pas si c’est mieux, parce que j’étouffe toujours et que devant moi…

Si c’est la Créature, elle est immonde.

Question taille, c’est la catégorie baleine, question forme, c’est du grand n’importe quoi. Un corps massif et bulbeux, une tête de cauchemar garnie d’une foison de tentacules dont celui qui me retient prisonnière, des écailles, des voiles de chairs improbables, une douzaine d’yeux globuleux de la taille et de la couleur d’un ballon de basket, des nageoires placées de façon apparemment aléatoire et une myriade de pustules qui irradient la lumière verte qui me nimbe… Un monstre.

Comme ultime vision pour une future noyée, on aurait pu trouver mieux.

Euh… Enlevez le mot « future » de la phrase qui précède.

Malgré mes efforts pour garder les mâchoires serrées, je les sens qui s’écartent. De l’air. De l’air. Je veux de l’air. Et il n’y a que de…

La Créature expire une bulle énorme qui m’englobe et se stabilise autour de moi.

Une bulle d’air !

Je prends une inspiration géante, manque suffoquer tellement ça pue, jamais je n’ai été aussi soulagée. Pourquoi se rend-on compte du caractère indispensable des choses uniquement lorsqu’on en est privé ? Pourquoi est-ce que…

– Je croyais ceux de ton espèceeeeeeeeee incapables de venir jusqu’iciiiiiiiiii. Qu’à jamais ils avaient été banniiiiiiiiiis.

Les mots de la Créature ont résonné d’étrange façon sous quinze mètres d’eau et son accent est pour le moins particulier mais elle parle. Le problème, c’est que ce qu’elle dit n’a aucun sens.

– Je… Les humains n’ont pas l’habitude de nager sous l’eau, c’est vrai, pourtant…

– Toi tu es différenteeeeeeeeee. Bien trop et pas asseeeeeeeeeez. Suffisamment pour ne pas te noyeeeeeeeeeer.

– Vous… vous noyez les humains ?

– Je laisse les humains m’ignoreeeeeeeeeer. Puisque tu n’es pas ce que tu paraiiiiiiiiiis j’ai décidé de t’éparneeeeeeeeeer.

– Euh… merci.

Je ne vais quand même pas lui répondre qu’elle perd la boule, non ? À moins que… C’est évident, Ombe. La Créature du lac a parfaitement senti que tu n’étais pas une humaine normale mais une Paranormale ! Reste à savoir ce qu’elle reproche aux Paranormaux.

Ce qui n’est pas… urgent.

Je sens le tentacule se desserrer autour de ma taille et la bulle d’air vacille.

– Attendez.

Cinq ou six yeux se braquent sur moi, tandis qu’un voile de chair flasque ondulant dans un courant invisible me masque les autres.

– Attendez, je répète. Je suis venue pour vous sauver.

– Me sauveeeeeeeeeer ?

– Oui. Votre lac est menacé. Un complexe hôtelier va être construit à la place du vieux manoir, il y aura des gens partout, des bateaux, du bruit, du béton…

– C’est donc ça queeeeeeeeee je sens autour de moi palpiteeeeeeeeeer. Je me demandais comment il m’attaqueraiiiiiiiiiiiit. Lui qui a peur de me défieeeeeeeeeer. Parce qu’il me saiiiiiiiiiit plus forte qu’il ne le sera jamais.

– Qui ça, lui ?

– Le sorcieeeeeeeeeer. Dans le noir, depuis le dernier étage du manoir, il me regardeeeeeeeeee. Il saiiiiiiiiiit qui je suis et il connaît le pouvoir qui me gardeeeeeeeeee.

– Pourquoi ne vous en débarrassez-vous pas, si vous êtes plus forte que lui ?

– Parce queeeeeeeeee mes sortilèges ont besoin d’eau pour vibreeeeeeeeeer. Tu es venue m’aideeeeeeeeeer ?

– Euh… oui.

– Alors il te faut remonteeeeeeeeeer mettre un terme à cette folie sans tardeeeeeeeeeer.

La lumière verdâtre s’éteint brusquement, la bulle se dissipe et me voilà en train de nager vers la surface.

J’ignore ce qui me motive le plus. L’envie de retrouver l’air libre et l’oxygène qui va avec ou l’idée que, sous moi, une Créature de cauchemar parle d’une voix flippante et ne m’a épargnée que parce qu’elle me trouve plus Normale que Paranormale. Ou le contraire…

En sortant de l’eau, j’hésite un instant puis je renonce à enfiler mon tailleur. Je suis trempée, ça l’abîmerait et vu la bagarre qui se profile j’ai intérêt à porter des vêtements dans lesquels je suis à l’aise.

Je me glisse à l’intérieur de ma caravane non sans avoir caressé le réservoir de ma moto qui sommeille à proximité. Je me sèche rapidement, enfile un jean, un tee-shirt, passe mes Doc.

Au boulot, Ombe.