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Je pressens que quelques mots en quenya seraient les bienvenus mais impossible de les extirper de ma mémoire. Je poursuis donc en latin de cuisine :

– In attentis armillum, net sispengo fugita Kawa.

Je précise pour ceux qui possèdent quelques rudiments de magie que Kawa n’est pas du latin mais le mot qui me permettra d’activer le sort que je viens de lier au bracelet.

Et de vérifier s’il fonctionne.

Le sort, pas le bracelet.

Je passe le fil de fer encore fumant à mon poignet droit. On ne peut dire qu’il soit très élégant mais comme ce n’est pas ce qu’on lui demande…

Du talon, j’écrase les braises de mes deux feux et je prends la direction du manoir.

La mission devient enfin rigolote.

Action.

17

Je passe non loin des mobile homes. Obscurité totale et silence complet, si on excepte un concerto assez réussi de ronflements en do majeur. Les Japonais sont venus avec leurs gardes du corps mais ceux-ci sont invisibles. Soit ils considèrent le lieu comme sûr et dorment, soit ils pensent que, pour être efficaces, ils doivent rester collés à leur patron.

Tout faux dans les deux cas.

Peut-être qu’un jour, si j’en ai assez de travailler pour l’Association – ce qui est possible – et si le pacte peut être rompu – ce qui est moins probable – je deviendrai garde du corps.

Et puis non. Passer mon temps à assurer la sécurité d’un casse-pieds pas fichu de se débrouiller seul me gonflerait très vite.

Garde du corps de moi-même.

Sauf que ça, je le suis depuis dix-huit ans et que ce n’est pas vraiment un métier.

Le manoir.

Je me glisse dans la salle de réception abandonnée. Le traiteur chargé du repas a remballé vaisselle, plats et nourriture. Il ne reste plus que le mobilier, quelques plantes en pots et les tentures que la clarté pâle de la lune transforme en voiles de bateaux oniriques.

Je franchis une porte, une des seules à tenir droit, et je m’engage dans un couloir. Il y fait sombre mais l’obscurité ne m’a jamais gênée. Je progresse le plus silencieusement possible, c’est-à-dire sans émettre le moindre bruit, pareille à un courant d’air ou à un songe.

Non, je ne me vante pas.

Je suis nulle en magie – encore que ma dernière et très récente expérience en la matière m’ait ouvert de nouvelles perspectives – mais dès qu’il s’agit de bouger…

Un hall, vaste et encore majestueux malgré ses murs écaillés, son carrelage disjoint et l’énorme fissure qui serpente depuis la porte d’entrée jusqu’à l’escalier.

L’escalier.

Je lève la tête. Selon la Créature du lac, le magicien se trouve là-haut. Sans doute au deuxième et dernier étage. Tant pis pour lui.

Je pose le pied sur la première marche. J’ai de la chance, c’est du marbre. Aucun craquement intempestif ne révélera ma présence. Devine qui est là, monsieur le magicien ?

La suite se déroule avec une parfaite limpidité dans mon esprit.

Un : m’emparer de lui.

Deux : le rendre inoffensif en le contraignant à l’immobilité et au silence.

Trois : lui poser certaines questions. Pourquoi cette passion soudaine pour l’immobilier ? Comment a-t-il réussi à contourner les protections mises en place par l’Association ? Et, surtout, que sait-il de la Créature du lac et pourquoi l’intéresse-t-elle tant ?

Quatre : téléphoner au bureau et demander à Walter comment il envisage la fin de la mission. Dois-je lui apporter le magicien sur un plateau pour complément d’informations ou préfère-t-il que je le balance dans le lac ? Je suis certaine que la Créature apprécierait le cadeau.

J’atteins le premier étage lorsque des voix se font entendre au-dessus de moi. Le magicien parle-t-il seul – une pratique trop poussée de la magie finit toujours, à mon avis, par endommager le cerveau – ou a-t-il un interlocuteur ? Je deviens une bulle de silence dans un univers de discrétion. Quelques marches et j’ai confirmation que le magicien n’est pas fou. Il y a bien deux hommes en train de discuter au deuxième étage et la voix de l’un d’eux m’est familière.

Edgar Leroy.

Assez logique finalement, même si ça m’aurait arrangée qu’il soit en train de ronfler avec ses copains japonais.

Je me faufile sur le palier.

Ils sont là, dans une pièce qui s’ouvre à trois pas, sans doute éclairés par la flamme d’une bougie si j’en crois la lumière vacillante qui rampe jusqu’à moi. Je me plaque contre le mur, glisse jusqu’à l’ouverture dépourvue de porte, m’immobilise.

– Le reste vous sera versé après la signature du contrat définitif. (Ça, c’est Edgar Leroy.)

– Ledit contrat stipulera ce que je vous ai demandé ? (Un ton plus grave, ce doit être le magicien.)

– Oui, dragage du lac, traitement massif de l’eau aux carbamates et aux organophosphates ainsi que l’installation, à court terme, d’un système de filtration particulier que vous nous fournirez. Puis-je savoir pourquoi le lac vous…

– Non.

– Non ?

– Non.

– Pourquoi ce non ? Vous en savez beaucoup sur moi, il serait logique que j’en apprenne sur vous. Cultiver le secret est une attitude souvent puérile.

– Partager un secret avec vous ? Vous plaisantez ! Vous êtes incapable d’appréhender la nature des secrets dans lesquels je baigne, des secrets que je manipule, des secrets que je génère. Votre compréhension des choses et du monde est beaucoup trop limitée pour cela.

– Je vous trouve bien arrogant soudain, s’emporte Edgar Leroy. Alors que notre accord, je vous le rappelle, demeure informel. Ne croyez-vous pas qu’il serait prudent de me montrer plus d’égards ?

– « Un accord informel » ? rétorque le magicien d’une voix glaciale. Sachez, si par hasard vous vous avisiez de ne pas le respecter, que j’ai réuni suffisamment de preuves dans ce dossier pour que la prison cesse d’être pour vous une simple case du Monopoly. Sans évoquer les autres mesures de rétorsion à ma disposition…

– Je…

– Cessons là, monsieur Leroy. Dans mon métier comme dans le vôtre, on apprécie rarement les personnes avec qui on fait affaire. Nous le savons vous et moi, et nous n’occuperions pas la situation qui est la nôtre si nous avions des états d’âme. Voire des âmes tout court.

Cette dernière phrase a été prononcée sur un ton lugubre à souhait et je ne suis pas étonnée d’entendre Edgar Leroy clore la conversation.

– Très bien. Au revoir, monsieur Siyah.

Tiens, le magicien a un nom ?

– Au revoir, monsieur Leroy.

Je m’aplatis contre le mur comme si je voulais y disparaître mais la précaution est superflue. Largo Winch demeurant une exception, un PDG est rarement un homme d’action et Edgar Leroy ne déroge pas à la règle. Il passe devant moi sans se douter un seul instant qu’en tendant le bras je lui tirerais l’oreille. Il dévale les escaliers plus vite que ne le conseillerait la plus élémentaire prudence – fatigue ? peur ? – et disparaît.

– Vous pouvez entrer, mademoiselle.

Une simple phrase percute parfois avec davantage de violence qu’un coup de poing. Et coupe le souffle avec beaucoup plus d’efficacité.

« Vous pouvez entrer, mademoiselle. »

C’est à moi qu’il parle ?

Et si oui, ce qui est assurément le cas, comment suis-je censée réagir ?

Non. Taisez-vous. Je ne vous pose la question que par politesse. Je sais ce que je dois faire et je le fais.

J’entre.

Cinquante ans. Grand et maigre, longs cheveux sombres tirés en arrière, moustaches et barbiche. Chemise de soie noire sous un pardessus noir également, chaussures vernies. Pas très effrayant, selon moi, et davantage vieux beau prétentieux que magicien.