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– OMBE !

À défaut de lâcher un juron, je pousse un soupir aigre.

Voilà presque trente heures que je n’ai pas fermé l’œil, je suis épuisée et je crains d’être incapable de supporter la vision de Walter transpirant dans une chemise hideuse.

– Y a-t-il une dixième règle qui stipulerait qu’un Agent doit rendre deux rapports ?

Mademoiselle Rose ne daigne pas répondre à ma question mais le regard qu’elle me lance m’incite à m’engager au plus vite dans le couloir.

En bâillant.

Histoire de lui montrer que je n’ai pas peur d’elle.

Euh… Pas trop peur d’elle.

20

Surprise.

Walter n’est pas seul dans son bureau.

Le Sphinx est là lui aussi, ce qui, d’après ma modeste expérience de l’Association, est une première.

Et même si c’est une première, Walter ne perd pas une seconde.

– Ombe, peux-tu expliquer au Sphinx le protocole magique que tu as mis en place pour créer ton bracelet de protection ?

– Bonjour, Walter. Oui, je vais bien, je vous remercie. Et vous ?

Il écarquille les yeux puis hausse les épaules ce qui met en relief les jolies fleurs mauves sur sa chemise jaune.

– Oui, oui, c’est ça, fait-il, bonjour Ombe, comment vas-tu ? Je vais bien aussi. Bon, on peut passer aux choses sérieuses maintenant ? J’ai besoin que tu expliques au Sphinx le protocole magique que tu as mis en place pour créer ton bracelet de protection.

Il se tait, attend un instant puis hausse à nouveau les épaules et ajoute :

– S’il te plaît.

Je fais semblant d’hésiter avant de m’exécuter – ai-je vraiment le choix ? –, poussant l’honnêteté à rendre à César ce qui est à César et donc à Jasper ce qui est à Jasper, c’est-à-dire l’idée du bracelet. Je raconte par le détail la création de mon bouclier et la manière dont je l’ai utilisé face à Siyah.

Le Sphinx attend que j’aie fini pour secouer sa grosse tête de gladiateur.

– Impossible ! affirme-t-il.

– C’est ce qui me semblait. (Ça c’est Walter.)

– Comment ça impossible ? (Ça c’est moi.)

– Un, ton pentacle n’avait aucune chance de s’activer. Pas avec de l’humus pour matérialiser l’élément terre, un tracé réalisé avec une baguette de noisetier et surtout pas avec ta formule à la noix.

– Je…

– Deux, jetée sur une montre suisse, l’incantation que tu as inventée n’aurait pas été fichue de lui faire donner l’heure juste.

– Je…

– Trois, pour parvenir à soumettre un troll, Siyah devait être un maître des arcanes. Bracelet-bouclier ou pas, sa première boule de feu aurait dû te réduire en cendres.

– Sphinx ?

– Oui, Ombe ?

– Merde.

Pendant une poignée de secondes, nous nous affrontons du regard. Ma fatigue alimentant ma colère, je sens que s’il ouvre encore sa grande gueule, je lui pète les dents de devant. Il ne paraît pas avoir peur et ses yeux bleu pâle dépourvus de sourcils me proposent froidement d’essayer.

C’est Walter qui empêche que la scène ne dégénère en bain de sang.

– C’est bon, c’est bon, déclare-t-il d’une voix apaisante. Ne le prends pas mal, Ombe, nous ne sommes pas là pour critiquer ta pratique de la magie mais pour analyser une situation complexe. Nous savions qu’Edgar Leroy s’était adjoint les services d’un magicien dont nous pensions qu’il s’agissait d’un mercenaire travaillant pour de l’argent. Or il s’avère que c’est Siyah qui utilisait Edgar Leroy et non le contraire. Certes, sa mort tire la Créature du lac d’embarras mais elle nous empêche de comprendre pourquoi Siyah souhaitait sa disparition. Tu étais obligée de l’éliminer ?

Il a posé la question sans arrière-pensée, je ne peux toutefois m’empêcher de montrer les dents.

– Ouais !

– Bon. Pourquoi un magicien du niveau de Siyah en avait-il après une Créature somme toute inoffensive, c’est un mystère et cela risque de le rester longtemps. À cette donnée inconnue s’ajoute l’étonnant succès de ta stratégie magique. J’avoue que je ne saisis pas. Je vais peut-être devoir contacter le bureau international ce qui ne m’enchante pas mais ce n’est pas ton problème. Tu manques de sommeil, non ?

– Ouais.

– Je te propose de prendre un peu de repos et de repasser au bureau ce soir.

– Demain.

Il s’éponge le front.

– Demain, si tu veux. J’ai une nouvelle mission pour toi mais elle ne présente pas de caractère urgent. Ombe ?

– Ouais ?

– Bien joué. Ce n’était pas facile et tu t’en es tirée comme une pro. À ce rythme-là, tu seras bientôt une Agent confirmée. Félicitations !

J’ai beau m’appliquer à le masquer, la tirade de Walter me touche. J’ai plus l’habitude de recevoir des baffes que d’entendre des compliments, du coup je suis désemparée quand on est gentil avec moi. Même si je le mérite.

Je cherche une phrase à rétorquer, si possible pleine d’esprit, ne trouve qu’une banalité affligeante, que je déclare faute de mieux :

– C’est bon, je n’ai fait que mon boulot.

Pas très fière de moi, je les salue de la tête et m’apprête à quitter le bureau.

– Sans rancune ? me lance le Sphinx.

Je n’hésite pas.

– Sans rancune.

Lorsque je passe devant mademoiselle Rose j’ai l’impression qu’elle me scanne du regard. Je croise les doigts pour que ce ne soit qu’une impression. Dans le cas contraire, je devrai batailler ferme pour expliquer la présence dans mon sac à dos d’une mallette contenant plusieurs milliers d’euros.

– Au revoir, Ombe.

– Au revoir mademoiselle Rose.

N’allez pas croire que j’aie volé l’argent avec lequel Edgar Leroy a acheté les services de Siyah. Pas du tout.

Et gommez ce sourire moqueur et plein de sous-entendus qui flotte sur vos lèvres.

Laisser la mallette au manoir pour qu’Edgar Leroy ou un homme d’affaires japonais l’embarque aurait été ridicule, vous en convenez, non ? Alors je l’ai récupérée.

De retour à Paris, j’ai d’abord envisagé de la déposer sur le bureau de mademoiselle Rose avec l’ordinateur et le dossier puis j’ai réalisé deux choses. Un, cet argent n’est en rien une pièce à conviction, deux, l’Association est assez riche pour que je ne l’enrichisse pas davantage.

J’ai donc gardé la mallette.

Vous comprenez ?

J’en étais sûre.

Le trafic est dense en ce début de journée. J’insère ma Kawa dans la circulation avec la précision d’un chirurgien neurologue et je file en direction du périph. À l’idée de bientôt m’étendre sur mon lit, un délicieux frisson me parcourt le dos.

Le périph est bondé.

Encore plus que d’habitude.

Comme si la proximité de Noël incitait les gens à la suractivité. Voitures têtes à culs, roulant à moins de vingt à l’heure et conducteurs aux mines moroses qui regardent leurs montres sans arrêt. Louée soit la chance qui m’a faite motarde plutôt qu’automobiliste.

Je passe à droite d’une grosse berline sombre à l’image du type au volant, gros et sombre, au moment où une Ducati rouge se faufile sur sa gauche. Casque bol, lunettes d’aviateur, blouson de cuir noir, son pilote est le goujat de tout à l’heure.

Un goujat qui n’a d’ailleurs pas appris la politesse entre-temps vu qu’il me dévisage à nouveau comme si j’étais une extraterrestre.

Remonter une file de voitures sur le périphérique en roulant trop vite revient à foncer dans un couloir qui peut sans prévenir se refermer devant vous, voire sur vous. Malgré mon côté casse-cou prononcé, je sais le risque qu’un automobiliste oublie de regarder dans son rétroviseur avant de se décaler et je m’applique à ne jamais remonter une file en dépassant la vitesse des voitures de plus de vingt kilomètres à l’heure.