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– Les Élémentaires pas connaissancent de l’existantialité de l’Association. Pas obéissancent à la ordonnance des Agents maudites. Bisque, bisque…

J’ignore s’il s’apprêtait à dire « rage » et je ne le saurai jamais parce que trop, c’est trop. Je shoote.

Mon pied le cueille juste sous le menton, ce qui lui fait décrire une courbe aérienne, assez harmonieuse, je dois l’avouer, jusqu’au moment où il s’écrase sur le sol avec un bruit à l’image de sa trogne. Écœurant.

Ses copains interprètent visiblement ce geste comme une autorisation à bouger car ils s’égaillent telle une volée de moineaux en direction du préau proche et donc de l’entrée du lycée.

Un frisson de mauvais augure me glace les épaules tandis que des cris retentissent au-dessus de moi. Je lève la tête. La moitié des élèves du bahut sont aux fenêtres et contemplent la scène, effarés.

Me voir sauter du quatrième sans me tuer a dû leur faire un drôle d’effet, l’Élémentaire qui gesticule, heureusement prisonnier du pentacle, est…

Prisonnier du pentacle ? Vraiment ?

– Par les cornes de Lucifer !

Un des gobelins s’est dissimulé derrière une poubelle avant de se glisser subrepticement dans mon dos et ce stupide nabot est en train d’effacer le pentacle.

Je m’arrête de courir avant même d’avoir commencé. Je suis rapide, d’accord, mais le gobelin n’a pas besoin de créer une porte large de deux mètres pour que l’Élémentaire soit libéré. Rompre la continuité du tracé sur trois centimètres suffit pour qu’il sorte.

La preuve : il sort !

Le gob pousse un cri de joie.

Assez bref, son cri de joie. Il s’éteint dans un gargouillis peu ragoûtant lorsque le pied de l’Élémentaire se pose sur sa tête et le transforme instantanément en pizza aux anchois, sauce tomate.

Vous comprenez pourquoi je le qualifiais de nabot stupide ?

Contrairement à ce que l’on pense, un pentacle ne sert pas à invoquer mais à protéger l’invocateur de la créature qu’il invoque. Vous me suivez ?

Pour peu que son tracé ne soit pas raté, le plus féroce des daedroths est incapable de le franchir. L’invocateur peut ainsi, en toute sécurité ou presque, poursuivre son travail, à savoir poser des questions qui, neuf fois sur dix, resteront sans réponse. Ou tenter une soumission, c’est-à-dire essayer de prendre le contrôle de la créature invoquée en s’appuyant sur une magie de haut vol réservée aux experts.

J’ignore si les gobelins avaient prévu de soumettre l’Élémentaire et, comme il ne reste pour me renseigner que celui que j’ai assommé et son copain écrabouillé, je ne le saurai sans doute jamais.

L’Élémentaire pousse un cri retentissant, à mi-chemin entre le rugissement d’un lion à la puissance douze et le fracas d’une avalanche de rochers, semble hésiter un court instant, semble seulement, puis se met en marche. Droit vers le lycée.

Ça, ce n’est pas de chance !

Puisqu’il n’est pas soumis, il aurait pu choisir de redevenir tas de terre ou, s’il avait vraiment envie de se dégourdir les pattes, de partir dans la direction opposée. Raté ! Il a opté pour le lycée.

Une créature, même si elle est aussi dépourvue d’intelligence qu’un Élémentaire, n’est jamais contente d’être invoquée et il ne fait pas bon se trouver sur son chemin quand, par malheur, elle se libère.

Or l’Élémentaire s’est libéré, il est en colère et je suis sur son chemin.

Sur son chemin et prise dans un dilemme terrible. Fuir ou ne pas fuir ?

Là est la question.

L’instinct de survie, pourtant embryonnaire chez moi, me pousse à prendre mes jambes à mon cou mais la règle 7 de l’Association m’impose de ne pas bouger.

« L’Agent se conforme strictement à sa mission » stipule la règle en question et ma mission est claire : régler un problème territorial avec la plus grande discrétion.

Bon, pour la discrétion, c’est râpé. Il doit y avoir trois cents élèves aux fenêtres, sans compter ceux et celles qui, à l’intérieur, sont en train de découvrir que les gobelins existent ailleurs que dans l’œuvre de Tolkien. Walter ne sera sans doute pas content, content…

La mission, elle, peut encore être sauvée. Régler un conflit territorial peut en effet se traduire, a minima, par empêcher un Élémentaire de détruire un lycée, non ?

Du coup, voilà mon dilemme résolu.

Je me plante sur mes jambes, brandis ma carte professionnelle devant moi et hurle de toute la puissance de mes poumons :

– Association ! Stop !

« Certains de vos contacts avec les Anormaux seront sans doute rugueux, nous a expliqué Walter lors d’une formation récente. Si c’est le cas, rappelez-vous que vous êtes les Agents de l’Association et donc les représentants de la loi. Ne doutez jamais de vous et les Anormaux vous respecteront. »

Walter sait se montrer convaincant et, malgré mon sale caractère, je n’ai pas douté, ce jour-là, de la véracité de ses propos. Et je n’en doute toujours pas.

– Association ! Stop !

Je manifeste une telle autorité, une telle détermination, que l’Élémentaire va m’obéir. C’est certain.

Il ne m’obéit pas.

Apparemment, il n’envisage même pas de me respecter.

Pas du tout.

En trois pas, il est sur moi.

Pas le temps d’esquisser un mouvement de fuite. Un poing aussi gros que ma tête m’emboutit le thorax et je m’envole. Si loin, qu’en comparaison le gobelin de tout à l’heure semble avoir effectué une simple galipette.

Douleur effroyable dans les côtes.

Trajectoire rectiligne, direction le mur. À vue de nez, quatre-vingts kilomètres à l’heure.

Impact.

6

Aïe !

7

Petit retour en arrière.

J’avais quatorze ans lorsque l’Association s’est intéressée à moi.

Non. Retour en arrière insuffisant pour vous permettre de comprendre pourquoi et comment un Élémentaire pris de folie me balance contre un mur. Pour vous expliquer cela, je dois remonter le temps jusqu’aux mois qui ont suivi ma première aventure, celle de la neige et du chemin.

C’est parti.

L’affaire, je parle de la découverte d’un bébé abandonné au cœur de l’hiver, a eu un retentissement énorme. Plusieurs semaines durant, j’ai monopolisé la une des journaux et les compétences d’un bataillon d’enquêteurs qui, entre parenthèses, ont enquêté en vain. Des tas de gens se sont apitoyés sur mon sort et, lorsqu’il a été admis qu’on ne retrouverait jamais trace de mes géniteurs, une multitude de propositions d’adoption sont arrivées jusqu’à moi.

À l’époque, je ne savais pas lire. C’est donc un juge et une assistante sociale qui ont été chargés de me trouver une nouvelle famille.

Ils avaient le choix et, quand après avoir bien réfléchi ils ont pris leur décision, j’ai failli bénéficier d’une enfance tout ce qu’il y a de plus normal près de parents aimants.

Failli. Simplement failli.

Les hasards de la vie, ceux, plus complexes, de la paperasserie administrative, et ceux, plus complexes encore, de la psychologie enfantine en ont décidé autrement.

Les hasards de la vie qui ont incité ce sympathique couple venant chercher leur future enfant, moi en l’occurrence, à prendre l’avion, n’ont rien imaginé de mieux que faire exploser l’avion en vol. Exit les parents aimants.

Les hasards de la paperasserie administrative ont enchaîné en égarant mon dossier puis, une fois le dossier retrouvé, en me classant par erreur parmi la masse des enfants abandonnés mais non adoptables, et les années ont commencé à défiler.

Et les hasards de la psychologie enfantine ?

Eh bien, alors que je rebondissais de famille d’accueil en centre d’hébergement pour mineurs en détresse et de centre d’hébergement pour mineurs en détresse en famille d’accueil, j’ai développé un sens aigu de l’autonomie que de savants médecins ont appelé « pathologie de la fugue », ainsi qu’un besoin légitime de raisonner par moi-même que lesdits savants médecins ont traduit par « allergie irrémédiable à toute forme d’autorité ».