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Presque incassable.

Quand je percute le mur du préau, j’ai le douloureux sentiment que j’ai atteint les limites de l’adverbe « presque ».

Le choc est en effet si violent que plusieurs parties essentielles de mon corps, dont mes bras, mes jambes, mes vertèbres et mes côtes, réclament aussitôt leur autonomie. Une autonomie que mon cerveau, occupé à inventer l’adjectif brouillardeux, envisage de leur accorder, histoire d’avoir la paix.

J’accepte de glisser au sol tout en refusant de glisser dans l’inconscience et, pour faire bonne mesure, je glisse la main dans ma poche. Le contact de mon téléphone – ouf, il n’est pas cassé – rend de la cohésion à mes organes et de la cohérence à mon esprit.

Je compose le numéro de Jasper d’un doigt que l’urgence rend fébrile. Il décroche à la troisième sonnerie, ce qui laisse le temps à l’Élémentaire de franchir la moitié de la distance qui le sépare du lycée.

– Allô !

La voix de Jasper est tellement hargneuse que je peine à la reconnaître. Hargneuse et haletante. Le mélange, sur fond de craquements, claquements et autres bruissements est si surprenant que, pendant une seconde, j’oublie ma situation pour m’inquiéter de la sienne.

– Jasper ? C’est Ombe. Tout va bien ? J’entends des bruits bizarres…

– Ça va ! Je poursuis… un suspect… taillé comme une… armoire à glace… Je suis sur le point… de le rattraper… Il n’a plus… aucune chance…!

Qui dit suspect dit Anormal. L’image de Jasper cavalant derrière un garou, un vampire ou un gnome est si ridicule que je cesse illico de m’inquiéter à son sujet.

– Je vois… Jasper, j’ai besoin d’un renseignement. Comment vient-on à bout d’un Élémentaire de la terre ?

– D’un… heu… balbutie-t-il avec son éloquence habituelle. De l’eau… Il faut l’arroser d’eau… Pourquoi…? Est-ce que tu…?

Je raccroche.

Jasper est un puits de sciences, un puits de sciences profond et très utile, mais il n’a pas que des qualités. En fait il n’a que cette qualité. Par exemple, et outre sa fâcheuse tendance à lorgner ma poitrine, il peut s’avérer aussi collant au téléphone qu’un vieux chewing-gum sous une semelle. Et, vous l’aurez compris, j’ai mieux à faire qu’à bavarder.

Je me redresse en grimaçant et jette un regard autour de moi. Trouvé ! Enroulé autour d’une jante de camion peinte en rouge vif, un épais tuyau d’arrosage attend l’incendie qui lui offrira son jour de gloire.

Je claudique jusqu’à la vanne, l’ouvre en grand, m’empare du tuyau, en déroule quelques mètres et en dirige le museau sur l’Élémentaire qui arrive, tel un golem gonflé aux hormones de croissance.

Un véritable geyser jaillit.

Si fort que je recule de trois pas.

L’Élémentaire, lui, ne bronche pas. Au contraire. Alors que je l’imaginais déjà transformé en flaque de boue, l’eau semble le durcir, tout en lui octroyant la souplesse qui lui faisait défaut. Dur et souple. Oui, c’est possible !

Il incline ses trois mètres de caillasse, saisit à deux mains un des piliers qui soutiennent le préau et tire d’un coup sec. Le pilier s’arrache à ses fondations tandis que le plafond prend soudain un ventre inquiétant.

Agis, bon sang, Ombe ! Agis !

Je tiens toujours le tuyau. Je m’élance, me baisse pour éviter un coup de poing qui, sinon, m’aurait arraché la tête – d’où l’importance de l’adverbe « presque » placé devant incassable – plonge entre les jambes de l’Élémentaire, me relève, tourne autour d’une cheville aussi épaisse que mon buste, esquive un deuxième coup de poing, passe derrière l’autre cheville, me faufile à nouveau entre les jambes de l’Élémentaire…

Une baffe monstrueuse effleure ma joue, me soufflant qu’il devient malsain de m’attarder.

Je bondis en arrière. Le tuyau se tend. Pourvu que ceux qui l’ont fabriqué l’aient prévu suffisamment solide !

L’Élémentaire me suit.

Ou plutôt tente de me suivre.

Ses pieds sont attachés et, comme son QI est aussi bas que la production de fraises au Groenland, il n’en prend conscience qu’au moment où il bascule et s’écrase.

Pile-poil à l’endroit voulu.

Sur les tiges métalliques qui sortent du sol, à l’emplacement où se trouvait le pilier !

Dans un boucan de tous les diables, un nuage de poussière s’élève autour de nous malgré l’eau qui continue à jaillir du tuyau.

Bon. Si on ne liquide pas un Élémentaire en l’arrosant, on ne le détruit pas non plus en le perforant, ni même en le criblant de trous. Si, en revanche, on parvient à l’immobiliser assez longtemps, on peut le démonter morceau par morceau. Pour peu qu’on soit assez motivé et assez costaud pour ça.

La motivation ne pose pas de problème. Je suis en pétard depuis que mon sort a foiré, et la fausse piste de ce blaireau de Jasper n’a rien arrangé. Quant à la force…

Disons que je n’ai pas tout révélé au type de l’Association qui m’a recrutée à Montréal.

L’Élémentaire est à plat ventre. Quatre tiges d’acier le clouent au sol et ses pieds sont toujours attachés mais il ne lui faudra qu’une poignée de secondes pour se relever et reprendre son travail de démolition.

Une poignée de secondes que je n’ai pas l’intention de lui concéder.

Je fonce prendre une des pioches abandonnées par les gobelins, reviens en courant, la brandis au-dessus de ma tête et, en poussant un ahanement de bûcheron, l’abats sur le coude de l’Élémentaire, y ouvrant une brèche sympathique.

Deux autres coups et son avant-bras se détache, ce qui lui complique sérieusement la tâche pour y prendre appui.

Le reste n’est que question de méthode.

Le deuxième avant-bras, les genoux, quelques coups aussi sauvages que judicieux dans la colonne vertébrale ou ce qui en tient lieu et je finis le boulot en lui réduisant le crâne en graviers.

Lorsque je lâche ma pioche, je suis en nage mais l’Élémentaire a cessé de gigoter.

Bon, j’en vois parmi vous qui secouent la tête (je n’aime pas l’expression branler du chef, je vous ai dit que j’avais un problème avec l’autorité), l’air d’insinuer que j’ai une drôle de façon de gérer les Anormaux et qu’à ce rythme-là il ne restera bientôt plus personne à gérer…

Que les choses soient claires :

Un, les Élémentaires ne sont pas à proprement parler des Anormaux puisque, créés par la magie à partir d’un élément, ils n’ont pas d’existence propre.

Deux, je fais ce que je veux.

Et pour l’instant, ce que je veux, c’est achever ma mission et me tirer de là. Accessoirement, je veux aussi mettre la main sur Jasper et lui demander des comptes. À coups de boule si nécessaire. « Il faut l’arroser d’eau. » Abruti, va !

Bon. Chaque chose en son temps. Je m’occuperai de Jasper plus tard.

J’essuie la sueur qui a coulé sur mon visage, je fais jouer les articulations de mon cou, celles de mes épaules, puis j’entre dans le lycée à la recherche des gobelins.

Les hurlements qui proviennent du troisième étage me guident avec l’efficacité d’un GPS. Ils sont là, occupés à terroriser une dizaine de lycéens coincés au fond de la salle polyvalente.

Et vas-y que je grogne, vas-y que je gesticule, que je montre les dents, que je renverse les tables… des gosses mal élevés dont la pantomime est toutefois assez efficace pour qu’en face d’eux il n’y ait que claquements de dents, pleurs et cris d’angoisse.

J’attrape le gob le plus proche par le collet et je le soulève pour le regarder dans les yeux. Beurk, qu’il est laid !

– Ça suffiaïe !

« Ça suffiaïe », mélange explicite de « ça suffit » et de « aïe ». « Ça suffit » parce que j’en ai ras le pompon, « aïe » parce que ce maudit cancrelat m’a mordue.