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– Suis pas gothique.

Il a secoué la tête.

– Vous êtes photogénique, cela m’a coupé le souffle dès que je suis entré dans ce café. Cela seul compte. Nous trouverons des vêtements pour vous au studio et de quoi vous maquiller.

J’ai jeté un regard à mon reflet dans le miroir proche. Cheveux blonds et courts en pétard, yeux bleus, jolis c’est vrai mais au nombre terriblement banal de deux, débardeur (oui, je sais, le mois dernier nous étions en novembre et il gelait mais j’avais oublié mon blouson à l’appart’), jean et, comme j’étais assise, il ne pouvait pas deviner à quel point je suis bien fichue.

Soit ce type était un dragueur à l’imagination débordante soit je tenais un plan pour renflouer mes finances, dans le rouge depuis… toujours.

– Ça veut dire combien, joliment rémunéré ?

Il a avancé un chiffre.

Glups !

J’ai failli lui demander s’il parlait en centimes, me suis retenue de justesse, suis parvenue à afficher un air blasé en calculant à toute vitesse. Deux ans et demi de salaire d’Agent stagiaire !

Waouh !

– Par séance ?

Il a souri sans parvenir à masquer sa surprise.

– Vous négociez bien !

– Je sais ce que je vaux.

– Je pense qu’une séance suffira mais si d’aventure j’avais besoin d’autres clichés je connais désormais vos tarifs. Quand êtes-vous disponible ?

– Maintenant.

J’avais lancé ça sans réfléchir, il m’a prise au mot.

– D’accord.

Voilà comment je me suis retrouvée, un soir de novembre, déguisée en gothique tendance gore dans un studio de photographe, mitraillée de tous côtés et sous tous les angles.

Voilà surtout comment je me suis retrouvée en possession d’un sympathique paquet de billets violets que je n’avais encore vus que dans les films.

Voilà enfin comment, dès le lendemain, je me suis retrouvée au guidon d’une moto haut de gamme.

Qui, au moment où je vous parle, se faufile dans les embouteillages parisiens avec la grâce d’une raie manta au milieu des récifs de coraux. Jolie image, non ?

Je vis dans un petit appart’, rue Muad’Dib, avec deux filles rencontrées sur un site de recherche de colocataires. Lorsque je suis arrivée en France, je ne débordais pas de joie à l’idée de partager cuisine et salle de bain avec des inconnues, mais l’état de mon compte en banque ne m’offrait aucun choix.

J’avoue que, m’attendant au pire, j’ai été heureuse de découvrir deux chouettes nanas. Laure, exubérante et joyeuse, prépare un master communication tandis que Lucile, grande et discrète, est en licence d’ethnologie. Pour elles, je suis étudiante en fac d’anglais, rôle facile à tenir vu que je suis réellement inscrite à la fac et vu, surtout, que je parle anglais depuis que je sais marcher ou presque. Pendant mes études au Canada, j’ai également appris le japonais, le russe, l’italien et l’espagnol, le tout en moins de temps qu’il n’en faut à un Breton pour maîtriser l’art de la pâte à crêpes. Ne soyez pas étonnés, je vous l’ai dit, je suis brillante en langues. Du moins quand ces langues sont vivantes.

Nos emplois du temps respectifs nous laissent pas mal de liberté et, sans verser dans une promiscuité affective qui nous fatiguerait vite, nous partageons ensemble de franches rigolades, voire des soirées totalement déjantées, à trois ou en compagnie de ceux et celles qui, au bon moment, ont la chance de croiser notre route. Je précise au bon moment parce que ni elles ni moi ne nous lions de façon durable et nos amis sont, dans tous les sens du terme, de passage.

Lorsque je suis arrivée en France, je pensais que cette incapacité à m’attacher de façon durable était un trait de caractère qui prenait ses racines dans mon enfance, genre effet collatéral de l’absence de parents. Avec Laure et Lucile, j’ai compris que les chemins conduisant à l’autonomie et au besoin d’indépendance sont aussi nombreux que différents.

Ainsi Laure, pour goûter l’intense, légitime et, dans son cas, très fréquent plaisir de tomber amoureuse, assume à la perfection la brièveté de ses relations. Et comme elle veut rester disponible pour le prochain coup de cœur qui est toujours pour bientôt, elle évite de se lancer dans des amitiés dévoreuses de temps et d’énergie.

Lucile, elle, considère que l’ethnologie est un art de vivre plus qu’un sujet d’étude et il est courant, en rentrant chez nous, de la trouver en train de discuter avec un immigré bosniaque, un sans-papiers malien, une Bolivienne et ses enfants, autant d’invités surprise qui disparaissent comme ils sont arrivés. Vite et en silence. À croire qu’ils n’ont jamais existé ailleurs que sur une page de l’infini mémoire qu’elle rédige.

Mon cas est un peu différent. Si Laure et Lucile ont choisi l’indépendance, elle m’a été imposée par la vie, et je ne parle pas uniquement de mon statut d’orpheline. Très tôt, je me suis aperçue que je dégageais une drôle d’aura, une aura qui attirait les gens à la manière d’un phare attirant les phalènes. Jeunes et moins jeunes se pressaient autour de moi, me parlaient, avaient envie de me prendre dans leurs bras, de m’embrasser… Cette attirance, souvent embarrassante, ne durait toutefois pas et se transformait en un sentiment oscillant entre crainte, déférence et répulsion. J’avais l’impression d’être un aimant à polarité changeante, passant de fascinante à repoussante sur un inaudible et mystérieux claquement de doigts, sans comprendre ce qui provoquait fascination ou aversion.

Au fil des années, cette drôle d’aura s’est affirmée et j’ai fini par l’appeler mon « cadho », charme à durée homéopathique. Les garçons, par exemple, me tournent autour comme des abeilles tournent autour d’un pot de miel mais dès que j’en accepte un dans mon lit, et après une brève, et intense, flambée de passion, il n’a de cesse d’en sortir. Quant à mes amis, ils brillent par leur volatilité autant que par leur nombre.

Ne vous affolez pas, je ne changerais de place ou d’aura, puisque aura il y a, pour rien au monde. Ma situation a beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients, à commencer par une liberté que je considère comme la drogue ultime : des effets incroyables et aucun risque d’overdose.

Soucieuses de nous préserver et d’éviter d’éventuelles effusions de sang, Lucile, Laure et moi avons, dès les premiers jours de notre colocation, établi un code de survie commune sous la forme d’une impressionnante liste de droits et de devoirs affichée dans les endroits stratégiques de l’appart’.

Devant la longueur de la liste en question, notre incapacité à la rendre exhaustive et, soyons honnêtes, nos difficultés à respecter son contenu, nous avons fait marche arrière.

L’essentiel. Ne conserver que l’essentiel. Nous avons donc épuré notre code jusqu’à le rendre parfait.

Une seule et unique règle : pas de garçon deux nuits d’affilée ou alors pas dans le même lit !

Pour le reste, on se débrouille.

Laure, Ombe et Lucile.

Nous avons éclaté de rire en découvrant ce que formaient nos initiales et nous nous sommes empressées de l’écrire en gros sur notre porte : LOL !

Que ceux que ça n’amuse pas aillent se faire pendre.

10

13 rue du Horla. L’Association a choisi pour installer son antenne française un immeuble vétuste à la façade bedonnante qui dresse sa décrépitude entre le chantier d’un projet résidentiel mort-né et un hôtel louche où les chambres se louent à l’heure.

Question discrétion, Walter – si c’est lui qui a choisi le lieu – s’est surpassé. Question standing, c’est la honte.

Je pousse la porte. Le hall, trois mètres carrés pas du tout carrés, pue la pisse et la cigarette froide, les prospectus qui jonchent le sol ont été imprimés avant l’invention de l’écriture et la lumière de l’unique ampoule qui se balance au plafond permet à peine de discerner les premières marches de l’escalier conduisant aux étages. Un paradis pour cafards ambitieux ou une source d’inspiration pour poète maudit. Cochez la case qui vous correspond.