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— De plus en plus froid.

— Tout ça se réchauffera.

— Mais ça pourrait prendre des milliers d’années ! s’exclame Roger en se régalant de cette provocation.

Eileen lui trouve les mêmes accents qu’à tous les gens de Burroughs. Ses accents à elle, quand le désespoir du déclin l’étreint.

— Je m’en fiche, répond Freya.

— Ça veut dire que vous ne verrez jamais de changement. Même si vous vivez vraiment très longtemps, vous ne le verrez pas.

Jean-Claude hausse les épaules.

— C’est de travailler qui compte, pas ce qui se passe à la fin. Pourquoi se laisser obnubiler par le résultat ? Tout ce que ça veut dire, c’est qu’on a fini. Mieux vaut être au milieu des choses, ou à leur début, quand tout reste à faire et qu’on ne sait pas encore comment ça peut tourner.

— Ça pourrait échouer, insiste Roger. Il pourrait faire plus froid, l’atmosphère pourrait geler, tout pourrait mourir comme ces arbres, là. Il ne resterait plus rien du tout.

Freya détourne la tête. Cette idée lui déplaît, Jean-Claude le voit bien, et pour la première fois il a l’air ennuyé. Ils ne comprennent pas quelle mouche pique Roger, et maintenant ils en ont assez. Jean-Claude englobe l’austère paysage dans un ample geste du bras.

— Vous pouvez dire ce que vous voulez, dit-il. Que tout ça va s’écrouler, que tout ce qui est vivant va mourir, que la planète restera gelée pendant des milliers d’années – que les étoiles vont tomber du ciel ! Vous aurez beau dire, il y aura toujours de la vie sur Mars.

Si Wang Wei vivait sur Mars et autres poèmes

Si Wang Wei vivait sur Mars, nous passerions plus de temps dehors.

EN VISITE

Personne, sur Mars, n’a de maison Perpétuelle errance de motel en motel Les amis que j’avais ont tous déménagé De la plupart je ne croiserai plus la route Curieuse pensée : toute vie ne dure Que quelques années S’installer dans ses habitudes La même chose tous les jours Repas chambres rues amis On pourrait penser que ça durera Toujours

APRES UN DÉMÉNAGEMENT

Une nuit à moitié réveillé par un rêve Je cherche la salle de bains. Éviter l’étagère à livres au pied du lit La porte, trouver le mur… Pas de mur. Le vide : moment intemporel, sombre néant L’espace entre les étoiles… Ah. Une autre chambre Pas de mur ici, pas d’étagère à livres Transfert direct vers une autre salle de bains. Dans un autre appartement. Je réalise où je suis Et tout un univers s’éclipse.

COULEUR CANYON

En bateau dans Lazuli Canyon. Pellicule de glace sur l’ombre Le torrent craque sous la proue. Le courant s’élargit, entre dans la lumière : Courbe profonde dans l’ancien chenal. Panaches de buée à chaque souffle. Éternelle montée du canyon rouge, Canyon dans les canyons – mise en abîme. Grès rouille étoilé de noir : Bloc de pierre sculpté par le vent. Là, sur une plage rouge, humide – Mousse verte, roseaux verts. Du vert. Nature, culture : non. Rien que Mars. À l’ouest, le violet intense du ciel, Deux étoiles du soir, une blanche une bleue : Vénus, et la Terre.

VASTITAS BOREALIS

Roche et sables rouges partout sous l’eau que nous avons nous-mêmes aspirée du sol inondant le peu que nous connaissions alors de cet endroit qui était dans l’air pareil aux gaz brûlés d’un feu de forge
Le monde vacille tout entier devant nous comme un brasier dardant ses flèches de feu dans un air qui n’était pas là lorsque pour la première fois nous marchâmes sur ce sol où tout est écrit dans l’eau

CHANSON DANS LA NUIT

Le bébé pleure Je me lève et vais voir Il dort encore Je retourne me coucher
Tant de longues heures Passées ainsi Les yeux grands ouverts dans la nuit La famille endormie
Contre ma jambe, celle de ma femme Le vent du sud entre par la fenêtre Un train gronde dans le lointain Concert électrique vibrant des criquets
Pensées pulsantes de-ci de-là L’esprit vagabonde çà et là Combien de fois

DÉSOLATION

Au-dessus de la faille flottent des nuages Soleil sur la crête au bord du ciel. Granit blanc, granit orange, Plaques de neige. Un lac. Nichés dans la roche, Arbres et ombres. Reflets en miettes Un poisson crève l’eau Cercles glacés à la surface Ô cœur, que ne t’épanouis-tu ainsi ?

AUTRE CHANSON DANS LA NUIT

Tourner virer dans les draps froissés Chaud et froid à la fois. Petits maux Brûlures de la chair. Vitesses mentales mal engagées : Les années accrochent, toussent et hoquettent. Regrets, nostalgie, chagrin pour rien, Chagrin pour de bon, soucis pour ci pour ça, Angoisse sans raison, confusion, Le passé : souvenirs, souvenirs ?
Fragments de verre peint. La mémoire S’exprime dans une langue Que l’on ne comprend plus. L’avenir, trop bien compris. Mal au genou, prémonition Soupirs d’épouse, Des garçons dans leur chambre… Redoubler d’efforts, dormir, dormir !

SIX PENSÉES SUR L’ART

Pour Pierre-Paul Durastanti et Yves Frémion

1. Ce que j’ai dans la poche

Je me souviens d’une année à Boston Je marchais seul au coucher du soleil La rive enneigée au bord du Charles Lances noires des arbres dardées vers le ciel La surface du fleuve, nacre miroitante
Main glacée dans la poche de la veste Au fond, je retrouve un livre Titre oublié – n’importe – un livre Soudain tout devient joie

2. Dans le finale de la Neuvième de Beethoven

Ce passage où chaque section du chœur attaque un thème différent où l’orchestre à ces chants en écho mêle les siens dans cette immense fugue tant de mélodies naissent et se fondent qu’on n’en perçoit plus que l’unité il me souvient alors que Beethoven l’a écrit étant sourd ce n’était pour lui que des schémas sur une page, convergence imaginée de voix chantant dans son esprit Il fallait qu’il soit romancier