Nous avions marché jusqu’en fin de journée
De l’eau nous en avions emporté
Pour gravir l’ombre de Crystal Range
Dans le granit brisé des touffes d’herbes
Toujours plus haut vers la lumière
Nous avons trouvé la niche, planté la tente
Entre deux genévriers noueux
Le soleil a sombré dans la vallée embrumée
La lumière coulait hors du ciel
Adossés à la roche nous préparions à dîner
Dans la fin du bleu électrique
Plus riche couleur du monde
Un éclair dans le ciel nous a fait sursauter
Puis un autre et un autre encore
Des formes sombres fondaient sur nos têtes
À peine visibles dans la nuit
Plongeons trop silencieux pour des faucons
Trop gros pour des chauves-souris
Nous étions assaillis par des chouettes
Qui chassaient, petite meute muette
Étrange disjonction des sens
Ailes veloutées pour caresser le silence
Que seul troublait le brûleur de notre réchaud
Nous discernions pourtant la noire palpitation
Qui approchait virait se détournait
Il en vint une, je sentis ses serres
Pris le réchaud le levai bien haut
Flamme bleutée d’un bleuet en fleur
Dansant dans le bleu nuit de l’immensité
Seulement peuplée d’ailes noires frémissantes
J’entends encore nos rires un peu tremblants
À l’idée d’être pris pour de possibles proies
Dans cette explosion d’étoiles
Joyaux enchâssés dans la Voie lactée
Toujours je te reverrai, petite flamme bleue
Nous étions sous notre tente bleue
Quand la lune se leva et que l’air devint bleu
Tout était bleu même en nous
Et le sera toujours
De la couleur du ciel au crépuscule
Tout le temps et l’espace parcourus
Toutes ces années écoulées maintenant
Dormir sous les arabesques des chouettes
Le granit encore dur sous nos corps
Dans le bleu sans bruit prendre notre essor
TENSING
Tensing ne parlait pas bien l’anglais
Faim manger fatigué reposer
Phrases issues d’un pouvoir du sol
De maison de thé en maison de thé nous mena
Dans une contrée durement éprouvée
Fleuves infinis dans les montagnes
Il s’occupa de nos repas
Il veilla à nous faire dormir
Il nous montra le chemin
Dans la gorge du Dudh Khosi
Feuilles vertes gavées d’humidité
Pleurs perpétuels des nuages de mousson
Un soir le couvercle se lève et là
En haut des pics plus haut que les nuées
Un autre monde au-dessus du monde
Tout là-haut nous sommes allés
Namche Bazaar perché dans l’espace
Thyangboche Pengboche Pheriche
En haut des glaciers en haut de leurs parois
Sur la glace et le roc vers Gorak Shep
Dead Crow la dernière maison de thé
L’aube conquiert Kala Pattar
Juchés sur le pic le cou tordu
Voir l’Everest
Énorme masse étincelant au soleil
Sargarmatha Chomolungma
Déesse Mère du Monde
Tensing tend le doigt. Le South Col
Dernier campement de légende
Matériel abandonné terrible histoire des corps
Quatre fois Tensing est venu là
Montant et descendant sous le fardeau
Cascade de glace abyssale Khumbu la blanche
À tout moment le monde pourrait s’effondrer
Et tout serait fini un endroit donc
Comme tous les autres endroits du monde
Auprès de Tensing nous l’ignorons encore
Le monde et la cascade sont une seule et même chose
Nous le lisons sur l’Himalaya de son visage
Brillant comme la glace au soleil
Beaucoup vent dit-il South Col beaucoup vent
Il avait cinquante-quatre ans
Plus tard ce matin-là Lisa fut malade
Il la fit redescendre la tenant par la main
Lui offrant du thé des gorgées d’eau
Il nous ramena à Pheriche
À la maison de thé pendant que Lisa se remettait
Aida les Sherpani qui cuisinaient tout le jour
Nous conduisit à l’ancien monastère
Nous montra le mur des masques-démons
Nous emmena à Thyangboche sous la pluie
Nous fit voir le mandala des moines
Cinq hommes en rouge assis à rigoler
Sur un cercle de sables colorés
Frotter des entonnoirs avec des badines
Pour libérer des ruisselets rouge vert jaune bleu
Tenter une plaisanterie et nous trois
Assis avec eux par une sombre journée de pluie
Assis là sans bouger enfermés
Il nous ramena dans le monde du bas
En bas à Namche, tout en bas à Lukla
Petite piste d’atterrissage taillée dans la paroi
De la gorge avant-poste de toute chose
Nous mena au crépuscule à la coop des sherpas
Où tout le monde regardait la télévision
Alimentée par le générateur Honda à l’arrière
Le concert Live Aid en vidéo
Tout le monde sidéré par l’image
D’Ozzy Osborne mettant la scène en morceaux
Tensing l’homme qui nous guida
S’occupa de nous nous apprit tout
Finit de manger traversa la pièce
S’accroupit à côté de moi montra la télé
America ? dit-il.
Non répondis-je non ça c’est l’Angleterre
RAPPORT SUR LE PREMIER CAS RECONNU D’ARÉOPHAGIE
Pour Terry Bisson
Le jour de mes quarante-trois ans Presque fini
Mars des feuilles dans tous les sens
Dans un roman (comme en tout) la beauté est
Une propriété émergente survenant
Tardivement dans le processus Avant cela
Tout n’est que désordre et chaos Mais grands
Étaient mes espoirs Je sentais
Que ça prenait tournure Je pensais
Donner le dernier coup de collier Qui réaliserait
La convergence de toutes mes aspirations
Chose déraisonnable J’avais en ma possession
Quelques fragments de Mars un gramme ou deux
De la météorite SNC tombée à Zagama au Nigeria
En octobre 1962 après treize millions d’années
Dans l’espace petits bouts de pierre grise
Montés en collier donné à ma femme
Je dévissai le fermoir en pris un morceau
Montai sur mon toit au coucher du soleil
Claire journée les corbeaux revenant
Des champs Sombre masse de la chaîne côtière
Nuages argentés au-dessus à l’ouest
La voûte encore bleue la brise fraîche
Du delta et moi là sur mon toit
Au milieu de ma vie
Sur le point de manger un caillou
Qui s’il n’était pas un faux ramené de Jersey
Était un vrai morceau de la planète voisine
Je me sentais tout drôle
Je n’ai jamais pu l’expliquer
Même à moi-même je peux seulement dire que
Dans l’espoir d’imaginer Mars j’en étais arrivé
À voir la Terre plus nettement que jamais
Ce beau monde aujourd’hui vivant
Dans la lumière théâtrale du coucher de soleil
De longues lignes d’oiseaux noirs voguant vers l’est
Sous mes pieds ma maison le soleil
Effleurant la chaîne côtière
Je mis le caillou dans ma bouche
Tout continua comme avant
Pas de frisson électrique étranger au soleil
Pas de glossolalie Je tentai de le broyer
Il était trop dur pour céder sous la dent
Le roulai sous ma langue aucun goût
Le frottai sur mes dents un petit caillou
Il me traverserait presque entier
Mais les farouches acides gastriques
Entameraient sûrement sa surface
Et quelques rares atomes je l’espérais
Comme le carbone incorporés à mes os
Effectueraient en moi leur cycle de sept ans ou
Resteraient pour de bon peut-être
Et c’est ainsi qu’assis là Je digérai
Mars le paysage le soleil Sur lequel
Se fermait la paupière de Berryessa
Le vent se lève la vie suit son cours
En haut en bas vibration des moments ordinaires
Soudaine euphorie pincement de douleur tornade
Descendant descendant en spirale dans la
Plus exquise dépendance sensitive
De facteurs inconnus qui n’ombrent rien de tel
Question de volonté discipline exercée jour après
Jour pendant des années pour faire un monde
Transparent en moi et mon esprit chez moi
Et tout en avalant un petit bout d’un autre monde
Celui-ci tournoyait en moi comme une véritable
Californie