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Ça n’aurait pas dû l’étonner. Le visage révélait le caractère et bien d’autres choses avec une extrême précision. Chez la plupart des gens, en tout cas. Peut-être chez tout le monde. Un visage de joueur de poker trahissait une personnalité sur ses gardes. Non, se disait-il en les regardant, avec un peu d’attention, on pourrait définir à partir de là tout un nouveau langage. Pour les aveugles, les acteurs parlaient faux, d’une voix artificielle, or dans ce monde ils étaient aveugles aux visages, mais s’ils savaient regarder… On pourrait en déduire une sorte de phrénologie visuelle. Il pourrait devenir le borgne au royaume des aveugles.

C’est ainsi qu’il les dévisageait avec fascination. La Salle Claire était vraiment très claire. On avait constaté que passer du temps dans des endroits bien éclairés permettait d’éviter les dépressions saisonnières. Dans cette vive lumière, chacun des visages translucides semblait lui parler, et même constituer un rébus complet permettant de deviner le caractère de l’individu : plus ou moins solide, intelligent, doté du sens de l’humour, réservé et tutti quanti, mais en tout cas la personnalité complète était là, sous la surface. Il y avait Ursula, légèrement amusée, pour qui ce n’était que l’une des nombreuses idioties dont les psychologues étaient coutumiers. En tant que femme de science – elle était médecin – elle estimait que c’était à la fois nécessaire et ridicule. Elle savait que les disciplines médicales tenaient autant de l’art que de la science. Alors que Sax, lui, prenait ça très au sérieux, comme tout, d’ailleurs. Pour lui, c’était une expérience scientifique, et il comptait sur les savants des autres disciplines pour assumer honnêtement les problèmes méthodologiques posés par celle-ci. C’était écrit sur son visage.

Ils étaient tous experts en quelque chose. Michel, qui avait étudié la Prise de décision naturaliste, était un expert dans ce domaine, et il savait que les experts prenaient les informations limitées à leur disposition dans une situation donnée, les comparaient à leur vaste corpus d’expérience et décidaient rapidement en se basant sur des analogies avec leurs expériences passées. C’est pourquoi, en ce moment et dans cette situation, les experts de ce groupe faisaient ce qu’ils auraient fait pour obtenir une bourse, ou pour emporter l’adhésion d’un jury à une soutenance de thèse. Quelque chose dans ce genre-là. Le fait qu’ils n’aient jamais affronté une mission de ce genre était problématique, mais pas inhibant.

À moins de considérer la situation comme étant instable au point de défier toute tentative de prévision. Il y avait des situations comme ça. Même les meilleurs météorologues avaient du mal à prédire les chutes de grêle. Les meilleurs chefs de guerre ne pouvaient prévoir l’issue d’une attaque surprise. Certaines études récentes montraient qu’il en allait à peu près de même pour les psychologues qui tentaient d’établir des diagnostics mentaux prévisionnels à partir des résultats de tests psychologiques standards. Ils n’avaient pas assez de données. Et voilà pourquoi Michel regardait intensément leurs visages, ces résumés roses ou bruns de leur personnalité, en essayant de déchiffrer le tout à partir de la partie.

Sauf que ce n’était pas tout à fait vrai. Les visages pouvaient être trompeurs, ou ne livrer aucune information. Et les théories psychologiques étaient notoirement contrariées par de profondes incertitudes de toute sorte. Les mêmes événements et les mêmes environnements produisaient des résultats radicalement différents selon les individus, telle était la vérité. Il y avait trop de facteurs perturbateurs pour pouvoir tirer des conclusions nettes de n’importe quel aspect de la personnalité. Tous les modèles psychologiques proprement dits – les nombreuses, trop nombreuses théories – n’étaient en fait qu’une codification de leurs intuitions par des psychologues isolés. Peut-être était-ce un aspect commun à toutes les sciences, mais c’était particulièrement évident en psychologie, où toute nouvelle proposition s’appuyait sur des théories antérieures, qui défendaient souvent leur point de vue en faisant référence à d’autres, plus anciennes, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à Freud et Jung, sinon Galen. Le fascinant ouvrage qu’était Psychoanalytic Roots of Patriarchy en offrait un parfait exemple, de même que le classique de Jones, The New Psychology of Dreaming. C’était une technique courante : citer une hypothèse d’un grand nom du passé ajoutait du poids à ses propres assertions. C’est ainsi que, souvent, les tests statistiques à large spectre administrés par des psychologues contemporains étaient surtout conçus pour confirmer ou infirmer des intuitions préliminaires avancées par des quasi-victoriens comme Freud, Jung, Adler, Sullivan, Fromm, Maslow, etc. Vous preniez l’expert antérieur dont les idées vous paraissaient justes, puis vous passiez ses intuitions au crible des techniques scientifiques actuelles. S’il fallait remonter aux origines, Michel préférait Jung à Freud. Plus récemment, il avait un faible pour les tenants de l’autodéfinition utopique – Fromm, Erikson, Maslow – et les philosophes de la liberté contemporains qui allaient de pair, comme Nietzsche et Sartre. Et, bien sûr, les derniers représentants de la psychologie moderne, éprouvée, revue par des spécialistes et publiée dans les organes spécialisés.

Mais toutes ses idées n’étaient que des développements élaborés à partir d’un ensemble originel d’impressions sur les gens. Une question d’intuitions. À partir de là, il était censé déterminer qui s’en sortirait si on l’envoyait sur Mars. Autant essayer de prévoir les chutes de grêle et les attaques surprise. Interpréter des tests de personnalité conçus selon les paradigmes des alchimistes. Même interroger les gens sur leurs rêves, comme s’il fallait y voir autre chose que les déchets du cerveau endormi. Ah, l’interprétation des rêves ! Une fois, Jung avait rêvé qu’il tuait un homme appelé Siegfried, et il s’était démené pour trouver un sens à ce rêve, sans se demander un seul instant si ça ne pouvait pas avoir un rapport avec son immense colère envers son vieil ami Freud. Ainsi que devait le faire remarquer plus tard Fromm : « Le léger changement de Sigmund en Siegfried avait suffi à cacher la signification réelle de ce rêve à un homme dont le plus grand talent était l’interprétation des rêves. »

C’était une parfaite image du pouvoir de leur méthodologie.

Un jour, au déjeuner, Mary Dunkel était assise à côté de lui, sa jambe collée à la sienne. Ce n’était pas un accident. Michel en fut surpris ; c’était un risque terrible de sa part, après tout. Il répondit d’une pression équivalente de la jambe, avant de prendre le temps de réfléchir. Mary était belle. Il l’aimait non pour son audace mais pour ses cheveux bruns, ses yeux marron et le balancement de ses hanches quand elle franchissait les portes, devant lui. Elena, il l’aimait pour la douceur de ses beaux yeux clairs, et pour ses épaules carrées, des épaules d’homme. Tatiana, il l’aimait pour sa splendeur, sa réserve.