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Mais c’était Mary qui était collée contre lui. Que voulait-elle lui faire comprendre par là ? Espérait-elle influencer sa décision en sa faveur, ou en sa défaveur ? Elle devait pourtant savoir qu’un tel comportement risquait d’être retenu contre elle. Elle devait bien s’en douter. Le fait qu’elle le fasse quand même voulait dire qu’elle agissait poussée par d’autres raisons, plus importantes pour elle que le fait d’aller sur Mars. Qu’elle le voulait personnellement, en d’autres termes.

C’était trop facile ! Une femme n’avait qu’à le regarder d’une certaine façon, et il était à elle pour toujours. Elle pouvait l’étendre pour le compte d’une pichenette.

Et voilà que son corps s’apprêtait de nouveau à le trahir, par un réflexe comparable au réflexe rotulien. Mais une partie de sa conscience, suivant son petit bonhomme de chemin avec un décalage de plusieurs minutes sur la réalité (il arrivait parfois qu’elle soit à la remorque de plusieurs heures, voire des jours), commença à s’inquiéter. Il ne pouvait pas être sûr de ses intentions. C’était peut-être une femme du genre à tout risquer sur un coup de dés. À tenter de se concilier ses bonnes grâces en le séduisant. Ça marchait souvent comme un sortilège.

Il se rendait compte qu’avoir un pouvoir sur le destin d’autrui était intolérable. Ça pourrissait tout. Il n’avait qu’une envie : se laisser tomber sur le premier lit venu avec elle et faire l’amour. Mais faire l’amour n’était possible, par définition, qu’entre deux êtres libres. Or il était son geôlier, son juge, le jury de ce groupe…

À cette idée, il laissa échapper un gémissement, « ouiin », un petit bruit de gorge comme s’il avait pris le problème en plein plexus solaire, l’air ainsi chassé passant entre ses cordes vocales. Mary lui jeta un coup d’œil, un sourire. Maya, assise en face d’eux, repéra leur petit manège et les regarda. Elle avait peut-être entendu son gémissement. Elle voyait tout. Si elle s’apercevait qu’il avait bêtement, imprudemment envie de Mary, alors qu’en réalité c’était elle, Maya, qu’il désirait de tout son cœur, alors ce serait un double désastre. Michel aimait Maya pour sa vision de faucon, son intelligence farouche, affûtée, Maya qui le regardait en cet instant précis, mine de rien, mais en profondeur.

Il se leva et alla chercher une part de gâteau au fromage au comptoir, sentant ses jambes fléchir sous son poids. Il n’osait pas se retourner pour les regarder, ni l’une ni l’autre.

D’un autre côté, il se pouvait que le contact sur sa jambe et tous ces regards n’aient existé que dans son imagination.

Ça commençait à devenir très bizarre.

Deux Russes, Sergei et Natasha, avaient amorcé une relation peu après leur arrivée au lac Vanda. Ils n’essayaient même pas de se cacher, comme d’autres couples que connaissait Michel, ou qu’il soupçonnait. Au contraire, ils auraient même été un peu trop démonstratifs, compte tenu de la situation ; leurs témoignages d’affection mettaient certaines personnes mal à l’aise. D’ordinaire, on pouvait ignorer les étrangers qui s’embrassaient en public, on pouvait les observer ou non, à son gré. Là, il y avait des décisions à prendre. Qu’est-ce qui était pire : le voyeurisme ou la pruderie ? Participait-on au programme en tant qu’individu, ou en tant qu’élément d’un couple ? Qu’est-ce qui leur donnait le plus de chances ? Qu’en pensait Michel ?

Et puis, pendant la soirée du solstice d’hiver, le 21 juin – tout le monde avait bu une coupe de champagne et se sentait soulagé d’avoir franchi ce cap psychologique, cette marée montante de l’année –, Arkady les appela pour voir l’aurore australe, une danse électrique, évanescente, de voiles et de draperies rose, bleu et vert pastel, planant sur le grain de leur réalité, esquissant ses rapides ondes sinusoïdales sur la nuit de velours noir. Soudain, au milieu de cette magie, des cris s’élevèrent de l’intérieur du complexe – des hurlements étouffés, des mugissements. Michel regarda autour de lui et vit que tous ces gens en cagoule de ski le regardaient, l’air de penser qu’il aurait dû prévoir ce qui allait arriver et l’empêcher d’une façon ou d’une autre, comme si c’était sa faute. Il se rua à l’intérieur et tomba sur Sergei et Natasha, qui s’étaient littéralement jetés à la gorge l’un de l’autre. Il tenta de s’interposer et, pour la peine, prit un coup dans la figure.

Après cette débâcle théâtrale, Sergei et Natasha avaient été expédiés à McMurdo, ce qui n’avait pas été une mince affaire : il avait fallu obtenir l’accord des intéressés pour leur départ et faire venir l’hélicoptère pendant une tempête mémorable. À la suite de tout ça, le crédit de Michel en prit un sacré coup. Les gens n’avaient plus confiance en lui. Même les administrateurs du programme, dans le Nord, se montrèrent désagréablement inquisiteurs. Il avait eu un entretien avec Natasha la veille de la bagarre, c’était dans le dossier ; ils lui demandèrent de quoi ils avaient parlé, et s’il voulait bien leur communiquer ses notes, ce qu’il refusa en arguant du secret professionnel.

Natasha Romanova : très belle. Une allure sensationnelle. La Russe la plus calme que j’aie jamais rencontrée. Biologiste, travaille sur les cultures hydroponiques. A rencontré Sergei Davydov ici, au camp, est tombée amoureuse de lui. Très heureuse, à présent.

Mais tout le monde savait qu’il avait participé à l’enquête sur l’incident, et naturellement ils avaient dû faire des gorges chaudes du fait qu’il les jugeait et leur faisait passer des tests. Et qu’il tenait des dossiers sur eux, bien sûr. Mary ne colla plus sa jambe contre la sienne, si tant est qu’elle l’ait jamais fait. En tout cas, elle ne vint plus s’asseoir près de lui. Maya l’observait plus attentivement que jamais, sans en avoir l’air. Tatiana continuait à chercher l’âme sœur, parlant toujours à la personne cachée dans ou derrière chacun. Ou en elle-même. Et Michel se demandait de plus en plus, alors que s’égrenait le cycle des divisions arbitraires du temps qu’ils appelaient les jours – dormir, manger, travailler, Salle Claire, tests, détente, sommeil –, si le groupe tiendrait le coup, mentalement ou socialement, une fois sur Mars.

Ce qui était son souci depuis le début, évidemment. Souci exprimé aux autres lors du comité de programmation, mais en partie seulement, à la blague : puisqu’ils allaient tous devenir dingues, n’importe comment, pourquoi ne pas éviter toutes ces simagrées et y envoyer tout de suite des dingues ?

Maintenant qu’il s’efforçait de chasser un sentiment d’angoisse croissant, dans la Salle Claire et dans le monde ténébreux du dehors, la blague était de moins en moins drôle. Les gens l’esquivaient. Des relations se nouaient, relations que Michel voyait en creux, dans leurs absences. Comme s’il suivait des empreintes dans le vide. Certaines personnes cessaient de se faire des mamours, évitaient de se regarder dans les yeux. Il y avait des gens qui ne se regardaient plus, et qui étaient pourtant attirés l’un vers l’autre comme par une force magnétique trop puissante pour être exprimée et en même temps trop forte pour être dissimulée. Il y avait des balades dans la nuit étoilée, glaciale, souvent orchestrées de telle sorte que les intéressés se retrouvaient dehors en même temps, mais sortaient et rentraient séparément et de préférence avec d’autres. Lorsqu’on observait Lookout Point, une butte rocheuse dressée sur le Dais, la nuit, avec des lunettes infrarouge, on voyait parfois deux corps verts, flottants, se découper sur le fond de phosphore noir, les deux silhouettes se superposant en une lente danse, un élégant ballet. Michel fredonnait une vieille chanson des Doors en les regardant sans vergogne : « Je suis un espion dans la maison de l’amour – je connais les choses auxquelles tu penses… »