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Certaines de ces liaisons pouvaient rapprocher la communauté, d’autres risquaient de la disloquer. Maya jouait un jeu très dangereux avec Frank Chalmers, par exemple. Elle sortait se promener avec lui ; ils parlaient tard le soir. Elle mettait sans se gêner la main sur son bras et riait à gorge déployée, comme elle ne l’avait jamais fait avec Michel. Un prélude à une intensification ultérieure, jugea Michel alors qu’ils commençaient tous les deux à faire figure de chefs naturels de l’expédition. Mais en même temps, elle le jetait en pâture aux mâles russes, à qui elle racontait, en russe, des histoires sur les non-Russes, ignorant peut-être que Frank parlait un peu russe, ainsi que français (très mal) et plusieurs autres langues. Frank se contentait de la regarder, un petit sourire aux lèvres, même quand c’était lui qui faisait les frais de ses blagues, qu’il comprenait. Il lui arrivait parfois de regarder Michel, pour voir s’il saisissait, lui aussi, ce qu’elle faisait. Comme s’il y avait entre eux une complicité fondée sur leur intérêt pour Maya !

Elle jouait aussi avec lui, Michel ; il le voyait bien. Était-ce purement machinal, une sorte de réflexe, ou quelque chose de plus personnel ? C’était impossible à dire. Il aurait tant voulu compter pour elle…

En attendant, d’autres petits groupes s’éloignaient du groupe principal. Arkady avait ses admirateurs. Vlad son cercle d’intimes ; des gardiens du harem, peut-être. D’un autre côté, Hiroko Ai et Phyllis avaient chacune leur bande. D’abord la polygamie, et maintenant la polyandrie, en tout cas Michel ne pouvait l’exclure. Tout cela avait déjà une existence, potentielle ou imaginaire, c’était difficile à dire. Mais il était impossible de ne pas voir, au moins en partie, dans ce qui se passait entre eux la dynamique de groupe d’une troupe de primates réunis alors qu’ils ne se connaissaient pas, et qui essayaient de régler leurs problèmes, de se trouver des alliés, de constituer des hiérarchies de domination et tout ce qui s’ensuit. Parce qu’ils étaient des primates : des singes en cage. Ils avaient choisi leur cage, mais ils étaient dedans quand même. Dans la nasse. Comme dans Huis clos de Sartre. Sans issue. La vie sociale. Perdus dans une prison qu’ils avaient eux-mêmes conçue.

Même les plus équilibrés d’entre eux étaient affectés. Michel regarda, fasciné, les deux personnalités les plus introverties du groupe, Ann Clayborne et Sax Russell, s’intéresser l’une à l’autre. Au début, c’était purement scientifique pour l’un comme pour l’autre. Ce en quoi ils se ressemblaient beaucoup, ainsi que par le fait qu’ils étaient tous les deux tellement directs et sans détours que Michel surprit la plupart de leurs conversations, au début. Que des histoires de boulot : la géologie martienne, Sax la passant sur le gril la plupart du temps, la questionnant comme si elle était une prof et lui un élève, mais toujours capable d’apporter son point de vue de théoricien de la physique, l’un des astres les plus brillants de la galaxie, dix ou vingt ans auparavant, lors de son post-doc. Non qu’Ann semblât y attacher la moindre importance. Elle était géologue, planétologue, et elle faisait des recherches sur Mars depuis la fac, si bien qu’elle était à présent, à une quarantaine d’années, l’une des autorités reconnues en la matière. Une Martienne avant la lettre. Si ça intéressait Sax, elle pouvait lui parler de Mars pendant des heures ; et ça intéressait Sax. Alors ils parlaient, interminablement.

— C’est la pureté absolue, il ne faut pas l’oublier. Il se pourrait même qu’il y ait une vie indigène dans le sous-sol, depuis la période humide et chaude antérieure. Nous devons donc veiller à ce que l’atterrissage soit stérile et établir une colonie stérile. Établir un cordon sanitaire entre Mars et nous. Et procéder à des recherches exhaustives. Si nous laissions la vie terrestre envahir le sol avant que nous ayons pu déterminer la présence ou l’absence de vie locale, ce serait un désastre pour la science. Et la contamination pourrait se produire dans l’autre sens aussi. On n’est jamais trop prudent. Non, si quelqu’un tente d’infecter Mars, il y aura de la résistance. Peut-être même des représailles. Empoisonner l’empoisonneur. On ne peut jamais savoir de quoi les gens sont capables.

À cela, Sax ne répondit pas grand-chose, peut-être même rien.

Et puis, un beau jour, ou plutôt un soir, ils se mirent en tête de sortir, l’air plus impassibles et détachés que jamais, au même moment (soigneusement décalé), et Michel les vit avec ses lunettes infrarouge se diriger vers Lookout Point. Ils faisaient peut-être partie de ceux que Michel avait déjà vus là-bas. Ils restèrent un moment assis l’un auprès de l’autre, dans le noir.

Quand ils rentrèrent, Sax avait pris des couleurs, et il ne voyait rien de ce qui l’entourait, dans le complexe. Un véritable autiste. Ann, quant à elle, avait l’œil hagard et le sourcil froncé. Après cela, ils ne se parlèrent plus, ils n’échangèrent plus un regard pendant des jours. Il s’était passé quelque chose, là-bas !

En les observant, fasciné par la tournure des événements, Michel arriva à la conclusion qu’il ne saurait jamais ce qui leur était arrivé. Il éprouva une vague de… de quoi, au fait ? De tristesse ? D’angoisse devant la distance qui se creusait entre eux, les isolait, ou à l’idée qu’ils s’enfermaient chacun dans son petit monde, tels des vaisseaux étanches qui se heurtaient aveuglément, coupés de tout ? Ou devant l’inanité de son travail, le froid mortel de la nuit noire, la souffrance de vivre une vie si inéluctablement solitaire ? Il prit la fuite.

Car, étant l’un des évaluateurs, il pouvait fuir. Il pouvait quitter de temps en temps le lac Vanda lors des rares visites de l’hélicoptère. Il évitait de le faire, afin de préserver la solidarité du groupe. Il le fit tout de même une fois, au cœur de l’hiver, juste avant le solstice, après avoir vu Maya et Frank ensemble. Profitant du retour du crépuscule en milieu de journée, il accepta l’invitation d’une connaissance de McMurdo qui lui proposait de l’emmener voir les cabanes de Scott et de Shackleton, juste au nord de McMurdo, sur l’île de Ross.

Maya vint le retrouver dans le sas alors qu’il s’apprêtait à sortir.

— Quelle… est cette fuite ?

— Non, non ! Je vais juste voir les cabanes de Scott et de Shackleton. Une sorte de recherche. Je reviens aussitôt après.

Elle le regarda comme si elle ne le croyait pas. Et aussi comme si elle s’intéressait à ce qu’il faisait.

C’était bien une sorte de recherche, dans le fond. Les petites cabanes abandonnées par les premiers explorateurs de l’Antarctique étaient des vestiges des très rares expéditions humaines qui ressemblaient même de loin à ce qu’ils se proposaient de faire sur Mars. Même si toute analogie était illusoire et dangereuse, bien sûr, dans la mesure où ils s’attaquaient à quelque chose de totalement nouveau, une entreprise inédite de l’histoire humaine, à nulle autre pareille.

Pourtant, les premières décennies de l’exploration de l’Antarctique avaient été un peu comme celle qu’ils projetaient, il devait bien l’admettre alors que l’hélicoptère se posait sur la roche noire du cap Evans, puis en suivant les autres distingués visiteurs. La petite cabane de bois couverte de neige dressée sur la plage était l’équivalent dix-neuvième siècle de leur complexe du lac Vanda, qui était tout de même infiniment plus luxueux. Ici, au cap Evans, ils n’avaient que le strict nécessaire, mais tout le nécessaire à l’exception de quelques vitamines et de la compagnie du sexe opposé. C’est fou comme la privation de ces choses, ainsi peut-être que le manque de soleil, les avait rendus pâles et étranges. Des troglodytes sous-alimentés, menant une vie monastique, souffrant de dépression saisonnière et ignorant la gravité de ce problème psychologique (de sorte que ça n’en avait peut-être pas été un). Écrire des journaux, jouer des saynètes, mettre des rouleaux de musique dans un piano électrique, lire des livres, effectuer des recherches et trouver un peu à manger en péchant et en chassant le phoque.