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Oui, ils avaient eu des plaisirs – si dépourvus de tout qu’ils aient pu être, ces hommes vivaient néanmoins sur notre Mère la Terre, à la froide lisière de sa générosité. Sur Mars, il n’y aurait aucun de ces délices inuits pour passer le temps et adoucir leur réclusion.

Mais la structure postmoderne du sentiment les avait peut-être déjà habitués à la déconnexion de la Terre. Tous ceux qui vivaient dans leur vaisseau spatial individuel, l’emportant avec eux comme un bernard-l’ermite sa coquille, d’un endroit à l’autre : maison, bureau, voiture, avion, appartement, chambre d’hôtel, centre commercial. Une vie en dedans, une vie virtuelle, même. Combien d’heures par jour passaient-ils dans le vent ? Alors, peut-être que Mars ne leur paraîtrait pas si différente.

Michel se promenait dans la grande salle principale de la cabane de Scott et examinait tous les objets à la lumière grisâtre en ruminant ces questions. Scott avait érigé un mur de caisses pour séparer les officiers et les savants des vulgaires marins. Tant de facettes différentes ; Michel sentait ses pensées ricocher d’une paroi à l’autre.

Ils remontèrent ensuite la côte en hélicoptère vers le cap Royds, où la cabane de Shackleton se dressait tel un reproche adressé à celle de Scott, plus petite, plus propre, mieux abritée du vent. Où tout le monde vivait ensemble. Shackleton et Scott s’étaient fâchés lors de la première expédition dans l’Antarctique, en 1902. Les mêmes désaccords se produiraient probablement dans la colonie martienne, mais ils n’auraient pas l’occasion de construire un autre habitat plus loin. Pas au début, du moins. Et ils ne rentreraient pas chez eux. C’est ce qui était prévu, du moins. Mais était-ce bien sage ? Là encore, l’analogie avec les premiers habitants de l’Antarctique ne tenait pas. Parce que, si inconfortables qu’aient été ces cabanes (et celle de Shackleton avait l’air assez douillette, en réalité), ils savaient qu’ils ne seraient là que pour un an, trois au maximum, et qu’ils finiraient par rentrer en Angleterre. On peut à peu près tout supporter quand on sait que la délivrance est au bout, plus proche de jour en jour. Sinon, autant être condamné à perpétuité, sans grâce envisageable. Le bannissement dans un désert de roche glacée, stérile, méta-antarctique, sans air.

Il aurait sûrement été plus sensé de proposer aux savants et aux techniciens envoyés sur Mars de se relayer, comme les premiers occupants de l’Antarctique. D’effectuer un roulement dans de petites bases scientifiques, occupées en continu, mais par des équipes tournantes, qui restaient trois ans sur place. C’aurait été plus conforme aux doses de radiations maximales recommandées, d’ailleurs. Boone et les autres, qui étaient revenus deux ans plus tôt de la première mission sur Mars, avaient absorbé près de 35 rads. Les savants qui leur succéderaient pourraient faire un peu pareil.

Mais les programmes spatiaux russe et américain en avaient décidé autrement. Ils voulaient une base permanente, et ils avaient convié des savants à s’y installer définitivement. Ils voulaient que les gens s’investissent, sans doute dans l’espoir d’un engagement similaire du public, de son identification à une distribution permanente, la vie de ces personnages devenant une sorte de soap-opéra pour les spectateurs terriens, si avides d’histoires dramatiques. La biographie en tant que spectacle. Une partie de l’effort fondateur. Ça tenait debout, dans un sens.

Mais qui aurait bien pu accepter de faire une chose pareille ? C’était une question qui troublait beaucoup Michel. Elle figurait en haut de la longue liste de contradictions à laquelle il avait l’impression que les candidats étaient soumis lors du processus de sélection. En bref, pour être choisis, il fallait qu’ils soient sains d’esprit, mais il fallait qu’ils soient dingues pour avoir envie de partir.

On leur demandait beaucoup de choses et leur contraire. Les candidats devaient être assez extravertis pour frayer avec les autres, mais assez introvertis pour avoir étudié à fond une discipline parfois ardue. Ils devaient être assez âgés pour maîtriser une profession du secteur primaire, secondaire ou tertiaire, et en même temps assez jeunes pour supporter la rigueur du voyage jusqu’à Mars, puis du travail, une fois sur place. Ils devaient avoir un comportement acceptable en groupe, mais avoir envie de quitter pour toujours tous ceux qu’ils connaissaient. On leur demandait de dire la vérité, mais il était clair qu’ils devaient mentir afin d’accroître leurs chances d’arriver à leurs fins. Ils devaient être à la fois ordinaires et extraordinaires.

Oui, on leur demandait tout et son contraire. Et pourtant, ce groupe presque définitif était issu d’un vivier initial de plusieurs milliers de candidats. Des contradictions ? Et alors ! Rien de nouveau – rien d’inquiétant sous le soleil. Tout le monde, sur Terre, était prisonnier d’un vaste réseau de contradictions. Aller sur Mars contribuerait peut-être à en réduire le nombre, à diminuer la tension ! Allez savoir si ce n’était pas en partie ce qui les attirait !

C’était peut-être pour ça que les premiers explorateurs de l’Antarctique étaient volontaires pour descendre si loin dans le Sud. Et pourtant… Michel n’en revenait pas que des hommes aient réussi à rester sains d’esprit après avoir passé un hiver entier dans cette cabane. Sur l’un des murs de bois nu, il y avait une photo de trois hommes blottis devant un poêle noir. Michel regarda longuement cette photo évocatrice. Ils étaient manifestement au bout du rouleau, sales, meurtris par les gelures. Et en même temps, il émanait d’eux une sorte de calme, de sérénité. Ils donnaient l’impression de pouvoir rester assis sans rien faire, à regarder le feu dans leur poêle, et d’en être pleinement satisfaits. Ils avaient l’air gelés, et en même temps réchauffés. La structure du cerveau était différente, à l’époque, plus endurcie, rompue aux privations, habituée à supporter de longues, lentes heures d’existence purement animale. La structure affective avait assurément changé. C’était une question de déterminisme culturel. Le cerveau avait donc, nécessairement, changé à son tour. Un siècle plus tard, leur cerveau était dépendant d’apports massifs, rapides, de stimuli médiatiques, inexistants aux générations précédentes. De sorte qu’ils avaient plus de mal à vivre sur leurs ressources intérieures. La patience exigeait d’eux un plus grand effort. Ils étaient des animaux différents de ceux de cette photo. L’interaction épigénétique de l’ADN et de la culture changeait maintenant les gens si vite qu’il suffisait d’un siècle pour que la différence soit tangible. Une évolution accélérée. Ou l’une des ponctuations de la longue saga de l’évolution. Mars jouerait plus ou moins le même rôle. Il n’y avait pas moyen de prévoir ce qu’ils allaient devenir.

De retour au lac Vanda, les vieilles cabanes ne furent bientôt plus qu’une sorte de rêve interrompant la seule réalité, une réalité si froide que l’espace-temps semblait s’être figé, les obligeant à revivre à jamais la même heure. Le cercle glacé de l’enfer de Dante, le pire de tous, s’il se rappelait bien.

Ils étaient en proie à une sorte d’engourdissement de tous les sens. Chaque « matin », il se réveillait déprimé. Il mettait des heures à chasser ce fardeau et à se concentrer sur les tâches de la journée. Il parvenait généralement à un certain niveau de neutralité lorsque le crépuscule bleuissait les vitres. Il trouvait alors la force de proposer à ceux qui sortaient de les accompagner. Dehors, dans l’atonie d’un crépuscule gris, bleu ou violet, il suivait les masses sombres, engoncées dans leurs tenues chaudes. On aurait dit des pèlerins dans un hiver médiéval, ou des hommes préhistoriques s’efforçant de survivre dans une ère glaciaire. Cette forme mince pouvait être Tatiana. Sa beauté moins apparente se laissait deviner quand même à sa façon d’évoluer comme une danseuse sur le miroir craquelé du lac, entre les murailles de la vallée. Là, ça pouvait être Maya, Maya à tous les autres attachée, et en même temps assez amicale et diplomate avec lui. Ça l’ennuyait. À côté d’elle se dressait la masse indistincte de Frank.