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« Emma Weil est à fond pour le Comité », disait-il comme s’il plaidait une cause.

« Quand bien même », dit un autre, puis deux personnes se mirent à parler en même temps, si bien que je n’entendis pas ce qu’il disait.

« Non », les interrompit rapidement Dancer. « Weil est probablement la personne la plus importante à bord. Nous ne pouvons rien lui dire tant que Swann ne donne pas le feu vert, et ce ne sera pas avant le rendez-vous. Alors, on ferait aussi bien de ne plus y penser. »

Et ce fut tout. Quand il fut évident que la conversation était terminée, je regagnai le puits de circulation et descendis en aidant la faible gravité artificielle de quelques tractions sur la rambarde. Je passai mentalement en revue les endroits où Swann était susceptible de se trouver à cette heure dans l’intention d’aller le rejoindre pour avoir une longue discussion. Il n’est pas très sain de se croire victime d’une conspiration à l’échelle du vaisseau.

Je connaissais Eric Swann depuis de longues années.

À la fin du siècle dernier, chaque secteur menait ses propres expéditions minières. La Royal Dutch s’intéressait aux chondrites carbonées ; Mobil aux chondrites basaltiques de la Zone ; Texas exploitait les silicates. Chevron projetait de déplacer en orbite martienne un astéroïde de l’essaim des Amors qui deviendrait une nouvelle lune. (C’était la lune Amor, qui avait été transformée en centre de détention. Mon père y vivait.) Chaque secteur avait donc son équipe de prospection et j’en étais venue à connaître assez bien les mineurs de la Royal Dutch. Swann était officier astrogateur et très ami avec mon mari, Charlie, également astrogateur. Au cours de nos nombreux voyages dans la ceinture, je discutais souvent avec Swann et nous étions restés proches même après mon divorce d’avec Charlie.

Mais quand le Comité avait repris à son compte les opérations minières, en 2213, toutes les équipes, même les soviétiques, avaient été brassées et je voyais beaucoup moins souvent mes amis de la Royal Dutch. Mes rares missions avec Swann étaient prétexte à réjouissances et j’avais pensé que la mission en cours, avec lui pour capitaine, serait une partie de plaisir.

À présent, alors que je me halais à travers le vaisseau à bord duquel j’étais la personne la plus importante, je n’en étais plus si sûre. Mais je me disais : Swann va m’expliquer ce qui se passe. Et s’il ne sait rien de tout cela, alors il vaut mieux lui apprendre qu’il se passe des choses bizarres.

Je le trouvai dans une des petites salles d’observation, assis devant l’épaisse plaque de plastacier le séparant du vide. Ses longues jambes étaient croisées en position de yoga et il fredonnait doucement : il méditait, perdu dans la contemplation du mouvant carré d’étoiles.

« Hé, Eric, dis-je d’une voix assez forte.

— Emma », fit-il d’un air rêveur, et il s’étira comme un chat. « Assieds-toi. » Il me montra un morceau de roche sur ses genoux. « Regarde ce chantonnay. » C’est une chondrite comprimée en roche plus dure. « Joli, n’est-ce pas ? »

Je m’assis. « Oui, dis-je. Que se passe-t-il donc sur ce vaisseau ? »

Il rougit. Je n’ai jamais vu personne faire ça plus vite que Swann. « Pas grand-chose. Je ne peux pas en dire plus.

— Je sais que c’est l’attitude officielle. Mais ici tu peux me le dire. »

Il secoua la tête. « Je te le dirai, mais il faudra attendre encore un peu. » Il me regarda en face. « Ne te fâche pas, Emma.

— Mais d’autres sont au courant ! Un tas. Et ils parlent de moi. » Je lui racontai les choses que j’avais remarquées et entendues. « Et pourquoi donc serais-je la personne la plus importante à bord de ce vaisseau ? C’est absurde ! Et pourquoi sauraient-ils ce qui se passe et pas moi ? »

Swann avait l’air soucieux, contrarié. « Tout le monde n’est pas au courant… Vois-tu, ta collaboration sera importante, essentielle, peut-être… » Il se tut, comme s’il en avait déjà trop dit. Son visage plein de taches de rousseur se tordait avec les mouvements de sa bouche. Finalement, il secoua violemment la tête. « Il te faut simplement attendre encore quelques jours, Emma. Fais-moi confiance, tu veux bien ? Fais-moi confiance et attends. »

Ce n’était guère satisfaisant, mais que pouvais-je y faire ? Il savait quelque chose, mais il ne voulait pas me le confier. Les lèvres pincées, je le saluai d’un signe de tête et partis.

La mutinerie éclata, assez ironiquement, le jour de mon quatre-vingtième anniversaire, quelques jours après ma conversation avec Swann. Le 5 août 2248.

Je me réveillai en me disant : Et voilà, tu es octogénaire. Je sortis du lit (g de décélération entièrement disparu, en apesanteur maintenant que les moteurs étaient coupés), m’épongeai le visage, me regardai dans le miroir. C’est une expérience étrange que de regarder au fond de ses propres rétines ; là-bas se trouve celui qui pense, dans cet autre visage… il semble que, si l’on trouvait l’éclairage adéquat, on pourrait se voir soi-même.

Je saisis les poignées de mon exerciseur et m’entraînai un moment en pensant aux anniversaires. À tous les anniversaires de cette ère nouvelle. Un de mes plus anciens souvenirs remontait à mon dixième anniversaire. Ma mère m’avait emmenée au centre médical où j’avais dû boire des trucs infects et me soumettre à des séries de tests et quelques injections – simples jets d’air brusques sur ma peau, mais ils me faisaient peur. « Tu me remercieras plus tard », dit ma mère avec un drôle d’air. « Tu ne seras pas faible et malade quand tu seras vieille. Ton système immunitaire restera fort. Tu vivras très, très longtemps. Ne pleure pas, Emma. »

Oui, oui. Apparemment elle avait raison, me dis-je en regardant à nouveau dans le miroir où mon reflet semblait palpiter de couleurs sous l’éclairage artificiel. De très longues vies, jeune à quatre-vingts ans : le triomphe de la gérontologie. Comme toujours, je me demandai ce que je ferai de toutes ces années supplémentaires – ces vies supplémentaires. Vivrai-je assez longtemps pour me promener en plein air à la surface de Mars, respirer cet air martien ?

Sur ces pensées, je quittai ma chambre pour aller prendre le petit déjeuner. Les salons, au bout du couloir menant aux chambres, étaient vides, chose inhabituelle. J’entrai dans le dernier salon avant l’angle du couloir pour regarder par la petite fenêtre qui donnait sur la passerelle.

Ils étaient là : deux rectangles argentés pareils à des astéroïdes comprimés en lingots des métaux qu’ils renferment. Des vaisseaux spatiaux !

Il s’agissait de minéraliers d’astéroïdes de classe P. R., jumeaux du nôtre. Je les regardai sans un geste, mon cœur résonnant comme un tambour, en me disant : le « rendez-vous ». Les vaisseaux atteignirent progressivement, très lentement, la taille d’un jeu de cartes. Ils en avaient également la forme, avec leurs grues et leurs foreuses repliées à l’avant, le plafond de leurs passerelles en léger renflement sur leurs flancs (petits croissants de lumière), leurs tuyères évasées à l’arrière, comme de petites perles à l’avant et sur les côtés. Des points de lumière brillaient à travers leurs fenêtres, comme les taches phosphorescentes des poissons des profondeurs, sur Terre. Ils avaient l’air petits à côté d’un astéroïde gris-bleu de forme irrégulière, sur le fond noir de l’espace.

Je sortis lentement du salon et descendis le couloir…