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Dans le réfectoire, c’était la pagaille.

Je fis halte pour contempler la scène. Sur quarante-trois membres d’équipage, il devait s’en trouver au moins vingt-cinq dans la pièce qui criaient et riaient ; six ou sept chantaient l’Ode à la joie, d’autres (dont Ilène qui manœuvrait la grande cafetière) préparaient les tables. John, Steven et Lanya échangeaient force embrassades, alternant rires et sanglots, les larmes aux yeux. Et l’écran vidéo était braqué sur les deux vaisseaux, points argentés devant l’astéroïde gris-bleu qui ressemblait ainsi à un dé lancé dans le vide.

Ils avaient tous été au courant. Tous les occupants de la pièce, sans exception. Je me surpris à cligner rapidement des paupières, confuse et en colère. Pourquoi ne m’avait-on rien dit ? Je m’essuyai les yeux et m’éloignai de la porte avant que quelqu’un m’ait remarquée.

Andrew Duggins passa en se tirant le long de la main courante du couloir. Son large faciès était renfrogné. « Emma ! Viens par ici ! » dit-il en s’éloignant. Je me contentai de le regarder et il s’arrêta. « C’est une mutinerie ! » dit-il en montrant le réfectoire d’un signe de tête. « Ils sont en train de prendre le contrôle du vaisseau et les autres, là-dehors, aussi. Il faut essayer de faire passer un message à Cérès… nous défendre ! » D’une puissante traction, il s’éloigna en direction de la salle radio.

Une mutinerie. Tous les événements mystérieux que j’avais remarqués se mettaient en place de façon logique. Un plan pour s’emparer du vaisseau. Swann avait-il eu trop peur de cette éventualité pour en parler ?

Mais ce n’était pas le moment d’une analyse détaillée. Je décollai du plancher et, d’une forte traction sur la main courante, m’élançai à la suite de Duggins.

Devant la salle radio, une bataille rangée était en cours. Je vis Al Nordhoff frapper au visage un membre de la police du bord ; Amy Van Danke, empoignée par deux hommes, se débattait furieusement en essayant d’en mordre un à la gorge. D’autres se colletaient dans l’encadrement de la porte. Des cris, joints aux hurlements d’Amy, résonnaient de partout. Le combat avait cet aspect maladroit et dangereux qui caractérise toutes les rixes en apesanteur. Un coup qui portait (un des coups de pied vicieux d’Al à la tête du policier, par exemple) envoyait les deux adversaires tournoyer à travers la pièce…

« Mutinerie ! » brailla Duggins. Il plongea en avant et s’écrasa sur le groupe qui luttait devant la porte. Son élan fit bouler plusieurs personnes dans la salle radio, dégageant une ouverture. Je me repoussai du mur et m’éraflai le crâne au passage contre le chambranle.

Ensuite, tout est confus, mais j’étais furieuse… furieuse d’avoir été trompée, que Swann et l’ordre général des choses fussent remis en question, que des amis à moi se fassent frapper… et je cognai à l’aveuglette. Mon poing atterrit sur le nez d’un policier dont la tête heurta bruyamment le mur. La pièce était bondée, bras et jambes s’agitaient en tous sens. Le pupitre radio lui-même grouillait de corps. Duggins braillait toujours et arrachait les gens de la masse recouvrant les commandes de la radio. Quelqu’un m’étrangla par-derrière. Je lui flanquai un coup de talon au bas-ventre pour m’apercevoir que c’était une femme… je lui enfonçai un coude dans le plexus et me dégageai de sa prise, à demi étranglée. Duggins avait déblayé la radio et manipulait désespérément les cadrans. J’ajustai un direct sur l’oreille d’un homme qui essayait de l’écarter. Des cris et des gouttelettes sphériques de sang fusaient de partout…

Des renforts arrivèrent. Eric Swann se glissa par la porte, cheveux roux en bataille, pistolet tranquillisant au poing. D’autres le suivaient. Des fléchettes se mirent à siffler. « Mutinerie ! hurlai-je. Eric ! C’est une mutinerie ! »

Il m’aperçut, pointa son pistolet sur moi et tira. Je regardai la fléchette plantée dans mon avant-bras.

… La première chose dont j’eus ensuite conscience fut d’être guidée dans le puits de circulation. Descendue à mon étage. Je voyais le visage de Swann osciller au-dessus de moi. « C’est une mutinerie, dis-je.

— Exact, répondit Eric. Nous allons devoir te mettre aux arrêts pour quelques heures. » Un sourire niais étirait son visage couvert de taches de rousseur.

« Espèce d’enculé », marmonnai-je. J’aurais voulu me sauver. Je pouvais distancer n’importe lequel d’entre eux à la course. « Je pensais être ton amie.

— Tu es mon amie, Emma. C’était simplement trop dangereux de t’expliquer. Davydov te racontera tout ça quand tu le verras. »

Davydov. Davydov ? « Mais il a disparu », murmurai-je, luttant contre le sommeil, en pleine confusion. « Il est mort. »

Puis je me retrouvai dans mon lit, solidement attachée. « Dors un peu, dit Swann. Je reviens dans quelques heures. » Je lui lançai un regard qui aurait dû le pétrifier, mais il se contenta de sourire et je tombai endormie en me disant : Une mutinerie…

Quand je me réveillai, Swann était à mon chevet ; penché au-dessus de moi, il flottait dans les airs. « Comment te sens-tu ?

— Mal. » Je lui fis signe de s’éloigner et il repoussa le lit pour planer au-dessus de moi. Je me frottai les yeux. « Que s’est-il passé, Swann ?

— Une mutinerie, comme tu l’as dit. » Il sourit.

« Et c’était vrai ? »

Il hocha la tête.

« Mais pourquoi ? Qui êtes-vous ?

— As-tu jamais entendu parler de l’Association interstellaire de Mars ? »

Je réfléchis. « C’était il y a longtemps ? Un de ces groupes clandestins opposés au Comité ?

— Nous n’étions pas anti-Comité, dit-il. Nous n’étions qu’un club. Un groupe de propositions. Nous demandions au Comité d’aider la recherche en vue d’une expédition interstellaire.

— Et alors ?

— Alors, le Comité a refusé. Et il nous a pris pour des partisans du mouvement anti-Comité, si bien qu’il nous a mis hors la loi. Il a emprisonné les dirigeants, transféré les simples adhérents dans d’autres secteurs. Il nous a rendus anti-Comité.

— Mais c’est du passé, non ? demandai-je, encore désorientée. Quel rapport avec nous ?

— Nous nous sommes regroupés, en secret. Nous existons clandestinement depuis lors. À présent nous refaisons surface, pour ainsi dire.

— Mais pourquoi ? À quoi cela peut-il vous avancer de vous emparer de quelques vaisseaux minéraliers ? Vous n’avez quand même pas l’intention de vous en servir comme navires interstellaires, non ? » Je ris brièvement à cette idée.

Il me regarda fixement sans répondre et je compris brusquement que j’étais tombée juste.

Je me redressai avec précaution, j’avais froid et la tête me tournait légèrement. « C’est sûrement une blague.

— Pas du tout. Nous allons réunir le Lermontov et l’Hidalgo, puis réaliser l’autarcie de leur système écologique.

— Impossible », soufflai-je, encore abasourdie par cette simple pensée.

« Absolument pas, dit-il d’un air patient. C’est à ça que travaille l’AIM depuis quarante ans…

— Un de ces vaisseaux est l’Hidalgo ? » l’interrompis-je. Mes processus mentaux étaient encore ralentis par les drogues qu’il m’avait injectées.

« Oui.

— Alors, Davydov est vivant…

— Tout ce qu’il y a de plus vivant. Tu le connaissais, non ?

— Oui. » Davydov était capitaine de l’Hidalgo quand celui-ci avait disparu dans l’essaim d’Achille, trois ans plus tôt. Je l’avais cru mort…

« Il n’est pas question que je vienne avec vous, repris-je après un instant. Vous ne pouvez pas me kidnapper et m’entraîner dans quelque aventure interstellaire insensée…