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— Non ! Non. Nous renverrons l’Aigle-Roux avec tous ceux qui ne sont pas de l’AIM. »

Je poussai un long soupir de soulagement. Pourtant, une soudaine angoisse m’étreignit à la pensée du pétrin où je venais de me fourrer, des fanatiques qui tenaient maintenant ma vie entre leurs mains, et je m’écriai : « Eric, tu savais ce qui allait se passer. Pourquoi ne t’es-tu pas arrangé pour que je ne fasse pas partie de cette expédition ? »

Il détourna le regard, redescendit vers le sol. Le visage empourpré, il dit : « J’ai fait exactement le contraire, Emma.

— Quoi ?

— Il y a des gens de l’Association au bureau de programmation des expéditions, et » – les yeux toujours baissés – « je leur ai dit de s’arranger pour que tu sois à bord de l’Aigle-Roux lors de ce voyage.

— Mais, Swann ! » Je cherchais mes mots. « Pourquoi ? Pourquoi m’as-tu fait ça ?

— Eh bien… parce que tu es une des meilleures conceptrices de systèmes de survie qu’il y ait sur Mars, ou ailleurs, Emma. Tout le monde le sait, toi la première. Et même si nos propres concepteurs ont mis au point de nombreuses améliorations pour l’astronef, il reste encore à les installer sur les deux vaisseaux et à les faire fonctionner. Et il nous faut le faire avant que la police du Comité nous trouve. Ton aide pourrait faire la différence, Emma.

— Oh ! Swann !

— Mais si ! Écoute, je savais que c’était te forcer la main, mais je me suis dit que si nous t’amenions ici sans connaître nos projets, tu ne pourrais pas être tenue pour responsable. À ton retour sur Mars, tu pourras leur dire que tu ne savais rien de l’AIM, que tu nous as aidés contrainte et forcée. C’est pourquoi je ne t’ai rien dit en chemin, tu vois ? Et puis je sais que tu n’es pas une si fervente admiratrice du Comité, n’est-ce pas ? Ce n’est qu’une bande de brigands. Alors, si tes vieux amis te demandent une aide que toi seule peux apporter, et que l’on ne puisse te tenir pour coupable, tu pourrais accepter ? Même si c’est illégal ? » Il leva ses yeux bleus vers moi, le regard grave.

« Tu me demandes l’impossible. Ton association a perdu le contact avec la réalité. Tu parles de franchir des années-lumière, nom de Dieu, et tu n’as que des systèmes prévus pour cinq ans !

— Ils peuvent être modifiés. Davydov t’expliquera tout le projet quand tu le verras. Il désire te parler dès que tu voudras.

— Davydov, dis-je sombrement. C’est lui qui est derrière cette folie.

— Nous y sommes tous, Emma. Et ce n’est pas une folie. »

J’agitai un bras et me pris la tête entre les mains, les tempes battantes de toutes ces mauvaises nouvelles. « Laisse-moi donc seule un moment.

— Bien sûr. Je sais que ça fait beaucoup d’un seul coup. Préviens-moi simplement quand tu voudras voir Davydov. Il est sur l’Hidalgo.

— Je te préviendrai », répondis-je, et je fixai le mur jusqu’à ce qu’il ait quitté la pièce.

Je ferais mieux de parler maintenant d’Oleg Davydov, car nous avions été amants et le souvenir que j’avais de lui était entaché de douleur, de colère et d’une sensation de perte – perte qui ne pourrait être comblée ou oubliée, aussi longtemps que je puisse vivre.

Je venais de quitter l’université de Mars et travaillais dans le bassin d’Hellas à la nouvelle implantation, près du bord occidental de la cuvette où avaient été découvertes des nappes souterraines. C’était une bonne réserve d’eau, mais la situation était délicate, et l’utilisation de cette eau entraînait des problèmes écologiques. On m’avait mise au travail avec d’autres pour les résoudre, et je fis rapidement la preuve que j’étais la meilleure sur place dans la spécialité. J’avais une compréhension de la conformation d’ensemble d’Hellas qui me semblait parfaitement naturelle, mais qui (je m’en rendais compte) impressionnait les autres. Et j’étais une bonne coureuse de demi-fond… si bien que, l’un dans l’autre, j’étais une jeune fille pleine d’assurance, peut-être même un peu arrogante.

Au cours de ma seconde année de cette affectation, je rencontrai Davydov. Il habitait à Burroughs, le grand centre gouvernemental du Nord, où il travaillait pour le cartel minier soviétique. Nous fîmes connaissance dans un restaurant, présentés par un ami commun.

Il était grand et musclé, un bel homme. Un de ces Noirs soviétiques, comme on les appelle. Je suppose que certains de ses ancêtres venaient d’un des pays satellites de l’U. R. S. S. en Afrique. Sa pigmentation s’était largement atténuée au fil des générations et Davydov était plutôt café au lait. Sa chevelure était noire et laineuse ; il avait des lèvres épaisses sous un nez aquilin ; une barbe drue rasée qui lui laissait le bas du visage rugueux ; et ses yeux étaient bleu acier. Ils semblaient jaillir hors de son visage. C’était donc un beau mélange de races. Mais sur Mars, où quatre-vingt-dix pour cent de la population est d’une blancheur de ventre de poisson, comme on dit, la moindre touche de couleur est fort prisée. Cela donne l’air si-sain et vigoureux. Ce Davydov avait vraiment bonne figure, un régal de couleur pour l’œil. Je l’observais donc tandis que, assis sur des tabourets voisins de ce restaurant de Burroughs, nous bavardions, buvions, flirtions un peu… je l’examinais si attentivement que je me souviens encore du palmier en pot et du mur blanc derrière lui, bien que je ne me rappelle pas un mot de notre conversation. C’était une de ces nuits enchantées où les deux partenaires sont conscients de leur attirance réciproque.

Nous passâmes la nuit ensemble, puis les quelques suivantes. Nous visitâmes la première colonie de la région, la Boîte, et nous admirâmes les pièces exposées au musée local. Nous partîmes en excursion autour de la base des Falaises-Cannelées, dans les Hellespontus Montes où nous passâmes une nuit sous la tente de survie. Je le battis facilement à la course, puis gagnai un 1 500 mètres pour lui sur une piste de Burroughs. Nous passions tout notre temps libre ensemble, et je tombai amoureuse. Oleg était jeune, spirituel, fier de ses nombreux talents ; il était d’un bilinguisme exotique (un Russe !), affectueux, sensuel. Nous passions beaucoup de temps au lit. Je me souviens que, dans l’obscurité, je ne voyais de lui guère plus que ses dents quand il souriait et ses yeux qui semblaient gris clair. J’adorais faire l’amour avec lui… Je me souviens de dîners tardifs avec lui, à Burroughs ou à la station. Et les innombrables trajets en train, seule ou à deux, à travers les arides déserts roux qui séparent Hellas de Burroughs… assise près de la fenêtre, je regardais la courbure de l’horizon rouge, heureuse et excitée… Enfin, le genre de choses qu’on ne vit qu’une fois. Je m’en souviens très bien.

Les disputes commencèrent peu de temps après ces premières semaines. Nous étions orgueilleux et inconséquents. Pendant longtemps, je ne me rendis pas compte que nos désaccords étaient particulièrement graves, parce que je ne pouvais pas imaginer que l’on puisse me tenir tête très longtemps. (Oui, j’étais imbue à ce point de ma personne.) Mais Oleg Davydov le pouvait. Je n’arrive pas à me rappeler à propos de quoi nous nous disputions… cette période, contrairement au début de notre histoire, est un brouillard opportun dans ma mémoire. Un épisode me revient tout de même (bien entendu, je pourrais retrouver aussi le reste) : j’étais arrivée à Burroughs par le dernier train et nous étions allés manger dans un restaurant grec derrière la gare. J’étais fatiguée, préoccupée par nos rapports, et j’en avais marre d’Hellas. Je pensais le flatter en déclarant combien ce serait plus amusant d’être mineur d’astéroïdes, comme lui.