Выбрать главу

« Nous ne faisons rien, là-bas, répliqua-t-il. Nous faisons simplement de l’argent pour les compagnies – nous enrichissons quelques individus sur Terre pendant que tout le reste tombe en morceaux.

— Oui, mais au moins, tu y fais de l’exploration. »

Il eut l’air contrarié, expression à laquelle je commençai à m’habituer. « Mais non, c’est ce que j’essaie de te dire. Avec nos moyens, nous pourrions explorer tout le système solaire. Installer des stations sur les lunes de Jupiter, autour de Saturne, même jusqu’à Pluton. Nous aurions besoin d’une station d’observation solaire sur Pluton.

— Tiens, je n’étais pas au courant », fis-je d’un ton sarcastique.

Ses yeux bleu clair me transpercèrent. « Bien sûr que non. Tu trouves tout à fait normal de continuer à faire de l’argent avec ces stupides astéroïdes et rien de plus, à la fin du XXIIe siècle.

— Eh bien ? » dis-je, agacée à mon tour. « Nous allons tous vivre un millier d’années, alors qu’est-ce qui presse ? On a le temps pour tous tes grands projets. Pour le moment, nous avons besoin de ces astéroïdes.

— Les compagnies en ont besoin. Et le Comité.

— Le Comité coordonne simplement nos efforts pour notre bien.

— Il se contente de faire arriver les trains à l’heure, hein ? » dit-il en avalant une bonne rasade de sa boisson.

« Oui », dis-je, ne comprenant pas ce qu’il voulait dire. « C’est ça. »

Il secoua la tête d’un air dégoûté. « Tu es une bonne petite Américaine. Tout est oh kay. La politique, c’est pour les autres.

— Et toi, tu es un bon Soviétique », rétorquai-je en m’efforçant de m’écarter de lui dans le box du restaurant. « Tu rends le gouvernement responsable de tes problèmes… »

Et cela continua ainsi, bêtement et sans autre raison que l’orgueil et l’amour-propre. Je me souviens qu’il fit une sinistre prédiction : « Ils vont nous concocter un gentil petit Kremlin américain, et toi tu t’en fous tant que ton boulot n’est pas menacé. » Mais la plus grande partie de ce que nous dîmes était moins logique.

Et après une longue et triste semaine, obscurcie par d’amères disputes, une de ces périodes où vous avez gâché une relation sans trop savoir comment et souhaiteriez désespérément pouvoir renverser le cours du temps pour rectifier l’erreur inconnue, il partit. La compagnie minière soviétique l’avait rappelé dans l’espace et il s’en alla, comme ça, sans dire au revoir, malgré mes appels répétés à son foyer dans les derniers jours précédant son départ. C’est alors que je compris – je l’appris au cours de longues et mornes promenades dans le vaste bassin, seule sur la plaine rocailleuse – que je pouvais me faire rembarrer. C’était une amère leçon.

Quelques années plus tard, j’étais moi-même dans les astéroïdes, employée par la Royal Dutch. J’entendis des bruits sur les ennuis de Davydov avec la direction des mines soviétique, mais je n’y accordai pas trop d’attention. Je mettais un point d’honneur à ignorer tout ce que je pouvais entendre sur lui. Je ne sus donc jamais ce qui lui était vraiment arrivé.

Puis, après bien des années – trois ans tout juste avant cette mutinerie, en fait –, l’Hidalgo disparut dans le groupe des Troyennes, rompant le contact radio sur ces célèbres derniers mots : « Attendez une minute. » On ne retrouva jamais d’épave, l’affaire fut étouffée par les censeurs du Comité, et aucune explication ne fut jamais proposée. En parcourant la liste des membres de l’équipage, je vis son nom tout en haut – Oleg Davydov – et le chagrin m’envahit à nouveau, plus fort que jamais. Ce fut un des pires moments de ma vie. Nous nous étions séparés en colère, il m’avait quittée sans même dire au revoir et maintenant, quel que fût le nombre d’années que me donneraient les gérontologues, je ne pourrais plus rien y changer, car il était mort. C’était vraiment triste.

… Et donc, quand Eric Swann se présenta pour m’emmener sur l’Hidalgo revoir Davydov, je ne savais pas vraiment quels étaient mes sentiments. Mon cœur battait très fort, je devais faire un effort pour échanger quelques banalités avec Eric. De quoi aurait-il l’air ? Qu’allais-je lui dire ? Et lui, qu’allait-il me dire ? Je n’en avais pas la moindre idée.

Eh bien, il ressemblait beaucoup à ce qu’il était soixante ans plus tôt. Peut-être un peu plus lourd, il évoquait un peu un ours par la largeur de ses épaules, de sa poitrine et de ses fesses. Ses yeux bleu acier m’examinaient sans signe visible de reconnaissance.

Nous nous trouvions sur la passerelle déserte de l’Hidalgo. Sur un signe de Davydov, Eric s’était glissé dans le puits de circulation. Dans le silence troublé par le souffle de la ventilation, je tournai en rond, mes pantoufles Velcro s’arrachant avec de petits scratch scratch. Mon pouls était rapide. Je m’aperçus que j’étais toujours en colère contre lui. Et j’avais le sentiment d’avoir été personnellement dupée par l’annonce de sa mort. Mais c’était peut-être la mutinerie…

« Tu n’as pas changé », dit-il. Le son de sa voix raviva des centaines de souvenirs. Je le regardai sans répondre. Il déclara enfin avec un sourire contraint : « Eric t’a-t-il présenté des excuses pour t’avoir kidnappée ? »

Je secouai la tête.

« Je suis désolé du choc que nous t’avons causé. J’ai appris que tu t’étais violemment opposée au détournement. Eric t’a sans doute expliqué que nous t’avions tenue dans l’ignorance pour ta propre sécurité. »

Il était si patelin. Cela me rendait furieuse. Il me regarda en biais, essayant de jauger mon humeur. Difficile, sans la voix.

« Le fond du problème, poursuivit-il, c’est que l’aboutissement de toutes les années d’efforts de l’Association dépend de la création d’un système de survie en autarcie totale pour le vaisseau. Je crois nos savants capables de le réaliser, mais Swann a toujours dit que tes connaissances dans ce domaine sont extraordinaires et nos savants confirment que tu es la meilleure. Ils m’ont dit qu’ils auront besoin de ton aide. »

Me croyait-il toujours vaniteuse ? « Tu ne… » Je m’éclaircis la gorge. « Tu ne l’obtiendras pas. »

Il me fixa, calme et stupéfait. « Tu soutiens encore le Comité ? Même après qu’il a emprisonné ton père sur Amor, si je ne me trompe ?

— Effectivement. Mais le Comité n’a rien à voir avec ça.

— Cela revient à dire que tu le soutiens toujours. Mais laissons cela. Nous avons besoin de ton aide. Pourquoi nous la refuser ? »

Comme je ne répondais rien, il se mit à marcher de long en large, scratch, scratch. « Tu sais, fit-il avec un coup d’œil nerveux, ce qui s’est passé entre nous est bien loin. Nous n’étions encore que des enfants…

— Nous n’étions pas des enfants, le coupai-je. Nous étions des adultes dotés de libre arbitre. Nous étions tout aussi responsables de nos actes qu’aujourd’hui.

— D’accord, dit-il en se passant la main dans les cheveux. Tu as raison. Nous n’étions pas des enfants, je l’admets. » Cela s’avérait plus difficile qu’il n’avait pensé. « Mais c’était il y a longtemps.

— La situation n’a rien à voir avec cette époque, de toute façon. »

Il avait l’air perplexe. « Alors, pourquoi ne veux-tu pas nous aider ?

— Parce que ce que vous voulez tenter est impossible, m’écriai-je. Ce n’est qu’une monstrueuse lubie de votre part. Vous ignorez les dures et froides réalités de l’espace pour y entraîner des gens à une mort misérable, et tout ça à cause d’une image puérile de l’aventure que tu berces depuis des années… depuis si longtemps que tu ne fais plus la différence entre le rêve et la réalité ! » Je m’arrêtai, surprise de ma véhémence. Davydov ouvrait de grands yeux.