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Secouée par ces nouvelles révélations, je gardai le silence et retournai dans le couloir, puis dans le petit salon à deux pas de ma chambre. J’y rencontrai le chef des non-AIM du Lermontov, un individu austère nommé Ivan Valanski. Il était capitaine de la police du bord avant la mutinerie. Il ne me plut pas – c’était un de ces tristes petits bureaucrates soviétiques obtus, un individu mesquin habitué à donner des ordres et à être obéi. Il sembla aussi peu impressionné par moi que moi par lui. Duggins, me dis-je, serait plus à son goût. C’était le même genre de bonshommes terrorisés par tant d’années d’autoritarisme qu’ils travaillaient activement à le perpétuer – afin de justifier leur existence jusqu’à ce jour, peut-être. Mais en quoi étais-je différente ?

Je retournai dans ma chambre. Mes nouvelles compagnes me laissèrent la couchette du haut ; celle du bas, qui m’avait servi de table, était occupée par Nadezhda. Marie-Anne se proposait de dormir dans le coin du plafond. Leurs affaires étaient sanglées un peu partout sur le plancher. Je discutai un moment avec elles en anglais, avec quelques tentatives balbutiantes en russe de ma part. Elles étaient agréables, et après mes précédentes rencontres de la journée, j’appréciais la présence de personnes calmes et peu exigeantes.

Ce soir-là, Swann passa me voir et me demanda si je voulais dîner avec lui. Après un instant de réflexion, j’acceptai.

« Je suis content que tu ne sois plus fâchée avec moi », babilla-t-il, toujours aussi ingénu. Quoiqu’il ne faille pas oublier qu’il était dans les hautes sphères de l’Association depuis le tout début de nos relations. Alors, le connaissais-je vraiment si bien ?

« Ne parlons plus de ça et allons manger », dis-je. Un peu refroidi, il me précéda dans les couloirs obscurs pour gagner le réfectoire.

Une fois arrivée, je jetai un coup d’œil à la ronde, essayant de me représenter le lieu comme le mess d’un navire interstellaire. Des gens en combinaisons aux tons neutres s’avançaient vers le comptoir ; là, ils enfonçaient les boutons correspondant au plat qu’ils désiraient, la plupart sans même jeter un œil au menu. Les aliments produits à bord – salades, jus de légumes, poisson, fruits de mer, poulet ou lapin, fromage de chèvre, lait, yaourt – étaient complétés par des denrées non renouvelables : café, thé, pain, bœuf… Ils seraient vite à court de ces dernières. Ensuite, il ne resterait plus que les produits maison en barquettes closes, et des boissons en bulle. J’observai les coups de fourchette précis tout autour de moi. L’atmosphère avait quelque chose de la cérémonie du thé au Japon.

« Il vous faudra accélérer sans arrêt, dis-je. Vous ne pouvez pas rester trop longtemps en apesanteur, cela vous tuerait. »

Il sourit. « Nous avons quarante-deux réservoirs de césium. » Je le regardai les yeux ronds. « Eh ! oui. C’est le plus grand braquage de l’Histoire, Emma. C’est du moins une façon de voir les choses.

— Assurément.

— Nous projetons donc de maintenir une alternance d’accélérations et de décélérations afin d’engendrer une demi-gravité martienne la plus grande partie du temps. » Nous avançâmes vers le comptoir pour composer notre menu. Nos plateaux glissèrent hors de leur fente.

Nous nous assîmes à l’opposé de la cloison-miroir ; je n’aime pas manger à côté de mon reflet. Les trois autres parois étaient vivement colorées en jaune, rouge, orange et jaune-vert. C’était l’automne à bord de l’Aigle-Roux.

« Nous conserverons les couleurs saisonnières à bord du vaisseau interstellaire », dit Swann tandis que nous mangions. « Les journées plus courtes en hiver, plus froides, tout en couleurs argentées, blanches et noires… c’est l’hiver que je préfère. La fête du solstice et tout…

— Mais ce ne sera qu’un jeu. »

Il mâchonnait d’un air songeur. « Je suppose.

— Où irez-vous ?

— Je ne suis pas sûr. Non, un peu de sérieux ! Il y a un système planétaire autour de l’étoile de Barnard. C’est à neuf années-lumière. Nous irons probablement y jeter un coup d’œil, au moins pour nous réapprovisionner en eau et en deutérium, à défaut d’autre chose. »

Nous mangeâmes un moment en silence. À la table voisine, trois personnes vidaient méticuleusement leurs plateaux en discutant des capacités de fixation de l’hydrogène d’une certaine Hydrogenomomas eutropha. Assurer la pérennité du souffle de vie. À la table suivante, une jeune femme leva le bras pour rattraper un morceau de poulet. La petitesse de tout cela !

« Pendant combien de temps ? » demandai-je sans cesser de manger.

Swann continua de mâcher, un air calculateur sur son visage taché de son. « Nous pourrions tenir cent, peut-être deux cents ans…

— Pour l’amour de Dieu, Eric.

— Ce n’est que le quart de notre espérance de vie. Ce n’est pas comme si des générations devaient vivre et mourir à bord. Notre passé sera sur Mars, et notre avenir sur un monde qui pourrait ressembler davantage à la Terre que Mars ! Tu parles comme si nous renoncions à un mode de vie des plus naturels. Mars n’est qu’un grand vaisseau spatial, Emma.

— Pas du tout ! C’est une planète. On peut sortir, se tenir sur le sol. Courir. »

Swann repoussa son plateau, but à sa bulle. « Votre projet de terraformation de Mars est un plan de cinq cents ans. Le nôtre est la colonisation d’une planète dans un autre système. Quelle est la différence ?

— Dix ou vingt années-lumière. »

Nous terminâmes nos boissons en silence. Swann emporta nos plateaux jusqu’au comptoir et rapporta des bulles de café noir.

« Charlie était… est-il des vôtres ?

— Charlie ? » Il me regarda d’un air bizarre. « Non. Il travaille pour la police secrète du Comité, tu ne savais pas ? La sécurité intérieure. »

Je secouai la tête.

« C’est pourquoi tu ne le vois plus sur les minéraliers.

— Ah ! » Qui connaissais-je donc ? me demandai-je tristement.

Il regardait au loin. « Je me rappelle… en 2220 ou 21… Charlie a fait une descente dans un de nos labos avec une de ses amies de la police. C’était sur Argyre. Nous avions complètement infiltré les labos de recherche spatiale soviétiques et réquisitionné celui-là pour quelques tests – la conservation de la masse de réaction, je crois. J’étais de passage pour les aider dans un problème d’approvisionnement. Ils n’arrivaient pas à se procurer tout le césium qu’ils voulaient. Et puis voilà Charlie et cette femme, lui qui dit : Bonjour, comment ça va, Eric, je passe juste pour voir comment ça marche… Et je n’arrivais pas à savoir si cette femme était sa petite amie et s’il ne faisait vraiment que passer dire bonjour, ou bien s’ils inspectaient le laboratoire dans le cadre de leurs activités policières. Je lui fis faire le tour du labo, leur expliquai que nous faisions tout ce travail pour un consortium soviéto-Arco-Mobil, ce que confirmeraient les dossiers, bien entendu. Je me revois marcher à son côté en parlant du bon vieux temps, lui expliquer le fonctionnement de certaines salles, sans cesser de me demander si nous étions tous les deux en train de jouer la comédie, ou si j’étais le seul. Et j’avais peur que, quelque part, notre système de sécurité n’ait lâché et que c’en soit le premier signe… » Il secoua la tête, eut un petit rire. « Mais le gouvernement informatisé repassa par là. Ils en savaient à peine assez pour se rendre compte de leurs pertes. Ah ! la bureaucratie informatique… pas étonnant que tout foute le camp sur Terre. Je ne doute pas un seul instant que tous ces gouvernements se fassent dépouiller.